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Brady va se ranger derrière le container, qui fait au moins quinze mètres de long, et dissimule ainsi sa Subaru à la vue du reste du parking animé. Il sort ses fausses lunettes de la boîte à gants et les chausse. Il descend de voiture et fait rapidement le tour de la remorque pour s’assurer qu’elle est effectivement aussi abandonnée qu’elle en a l’air. Une fois rassuré sur ce point, il retourne à sa voiture et descend le fauteuil roulant du coffre. Ce n’est pas évident. La Honda aurait été plus commode mais il n’a pas confiance dans son moteur mal entretenu. Il pose le coussin POSE TON CUL sur l’assise du fauteuil et connecte le fil qui sort au milieu du U aux fils qui dépassent des poches latérales où sont rangés d’autres blocs d’explosif. Un autre fil, connecté au plastic rangé dans la poche arrière, pend par un trou qu’il a percé dans le dossier.

Transpirant abondamment, Brady commence la jonction finale, torsadant les fils de cuivre et masquant les points de connexion apparents à l’aide de bandes d’adhésif prédécoupées qu’il a collées sur le devant du T-shirt XXL des ’Round Here qu’il a acheté le matin même au drugstore. Le T-shirt a pour motif la même grande roue qui figure sur la remorque. Avec au-dessus, DES BISOUS SUR LA GRANDE ROUE. Et en dessous, J’AIME CAM, BOYD, STEVE ET PETE !

Après dix minutes de travail (ponctuées de pauses pour aller jeter un œil derrière la remorque et vérifier qu’il a toujours cette lointaine zone du parking pour lui seul), une toile d’araignée de fils reliés aux explosifs gît sur l’assise du fauteuil. Il n’y a aucun moyen de connecter la poche Urinesta, du moins il n’en voit pas, mais ce n’est pas grave : Brady est sûr que le reste des explosifs suffira à déclencher celui de la poche urinaire.

En fait, il n’en sait rien.

Il retourne une dernière fois à la Subaru prendre la version encadrée en 20 × 25 d’une photo qu’a déjà vue Hodges : Frankie avec à la main Sammy le camion de pompiers et sur la tronche son sourire de crétin largué. Brady fait un bisou sur le verre et dit : « Je t’aime, Frankie. Tu m’aimes ? »

Il fait comme si Frankie avait dit oui.

« Tu veux m’aider ? »

Il fait comme si Frankie avait dit oui.

Brady retourne au fauteuil et s’assoit sur POSE TON CUL. Maintenant, le seul fil qui dépasse est le fil maître pendouillant sur le devant du fauteuil entre ses cuisses écartées. Il le connecte à Truc 2 et inspire à fond avant d’appuyer sur l’interrupteur. Si l’électricité des piles fuit… ne serait-ce qu’un peu…

Mais non. Le témoin jaune s’allume, et c’est tout. Quelque part, pas très loin mais dans un monde différent, des petites filles hurlent de joie. Bientôt, bon nombre d’entre elles seront pulvérisées ; beaucoup plus seront amputées de leurs bras et de leurs jambes et hurleront pour de vrai. Mais bon, au moins elles auront eu la chance d’entendre quelques chansons de leur groupe préféré avant le big bang.

Ou peut-être pas. Il a conscience du caractère grossièrement improvisé de son plan : le scénariste d’Hollywood le plus idiot et le plus dénué de talent aurait fait mieux. Brady se souvient de l’écriteau dans le couloir de l’auditorium : NI SACS NI CONTENANTS. Il n’en a pas, mais pour faire tout capoter, il suffirait qu’un de leurs agents de sécurité au regard perçant aperçoive un seul fil mal camouflé. Et même si ça n’arrive pas, un coup d’œil rapide dans les poches de rangement du fauteuil suffirait à révéler que c’est une bombe roulante. Brady a planté un fanion des ’Round Here dans l’une de ces poches, mais à part ça, il n’a fait aucun effort de camouflage.

Ça ne l’inquiète pas. Il ne sait pas si c’est de la confiance ou du fatalisme, et peu lui importe. Au bout du compte, confiance et fatalisme c’est pratiquement la même chose, non ? Il s’en est tiré quand il a écrasé tous ces gens au City Center, et il n’avait quasiment rien planifié non plus — juste un masque, un bonnet de douche pour les cheveux et de l’eau de Javel pour neutraliser l’ADN. Au fond de son cœur, il ne comptait pas vraiment s’en tirer, et cette fois-ci, il y compte encore moins. Dans un monde qui en a rien à foutre, il est le comble des mecs qui en ont rien à foutre.

Il glisse Truc 2 sous son T-shirt XXL. Ça fait une petite bosse, et il peut voir la faible lueur jaune du témoin lumineux à travers le coton, mais la bosse et la lueur disparaissent l’une et l’autre quand il pose la photo de Frankie sur ses genoux. Il est quasiment prêt à y aller.

Ses lunettes factices glissent sur l’arête de son nez en sueur. Brady les repousse vers le haut. En tendant un peu le cou, il peut se voir dans le rétroviseur extérieur de la Subaru. Avec ses lunettes et son crâne rasé, il ne ressemble plus du tout à celui qu’il était. Il a l’air malade, pour commencer — pâle et transpirant avec des cernes noirs sous les yeux.

Brady passe la main sur le dessus de sa tête et caresse sa peau lisse où ses cheveux n’auront plus jamais l’occasion de repousser. Puis il recule le fauteuil roulant pour sortir de la place où il s’est garé et commence à rouler lentement à travers l’étendue du parking en direction de la foule grossissante.

26

Hodges se laisse piéger par la circulation à l’heure de pointe et n’est de retour dans le North Side qu’un peu après dix-huit heures. Jerome et Holly sont encore avec lui : tous deux veulent aller au bout de cette aventure, quelles qu’en soient les conséquences, et comme ils semblent comprendre la portée que peuvent avoir ces conséquences, Hodges a décidé qu’il ne pouvait le leur refuser. Il n’a pas vraiment le choix, à vrai dire : Holly refuse de dévoiler ce qu’elle sait. Ou pense savoir.

Hank Beeson sort de chez lui et traverse la rue avant même que Hodges ait arrêté la Mercedes d’Olivia Trelawney dans l’allée des Hartsfield. Hodges soupire et abaisse la vitre côté conducteur.

« J’aimerais bien savoir ce qui se passe, dit Beeson. Est-ce que ça a un rapport avec tout ce barouf dans Lowtown ?

— Monsieur Beeson, dit Hodges, j’apprécie que vous vous sentiez concerné mais vous devez rentrer chez vous et…

— Non, attendez », dit Holly. Elle est penchée par-dessus la console centrale de la Mercedes pour pouvoir regarder Beeson en face. « Dites-moi comment parle Mr Hartsfield. J’ai besoin de connaître le timbre de sa voix. »

Beeson paraît interloqué. « Ben, comme tout le monde, j’imagine. Pourquoi ?

— A-t-il la voix basse ? Plutôt baryton ?

— Vous voulez dire, comme un de ces gros chanteurs d’opéra ? rigole Beeson. Fichtre non. C’est quoi, cette question ?

— Pas haut perchée ni aiguë non plus ? »

Beeson se tourne vers Hodges : « Votre coéquipière est folle ou quoi ? »

Rien qu’un peu, se dit Hodges. « Répondez juste à la question, monsieur.

— Ni basse, ni haut perchée, ni aiguë. Normale ! Qu’est-ce qui se passe ?

— Pas d’accent ? insiste Holly. Genre… hum… du Sud ? Ou de Nouvelle-Angleterre ? Ou de Brooklyn peut-être ?

— Non, je vous l’ai dit. Il parle comme n’importe qui. »

Holly se rassoit dans son siège, visiblement satisfaite.

Hodges dit : « Rentrez chez vous, monsieur Beeson. S’il vous plaît. »

Beeson renifle mais obtempère. Il s’arrête au pied de son perron pour jeter un regard noir par-dessus son épaule. Un regard que Hodges a déjà vu quantité de fois, le regard incendiaire qui dit C’est moi qui paye ton salaire, connard. Puis il rentre, en claquant la porte derrière lui pour qu’ils comprennent bien le fond de sa pensée. Bientôt le voilà qui réapparaît à sa fenêtre, les bras croisés sur la poitrine.