« Maman ? dit Barbara.
— Oui, ma chérie ?
— Le plus beau moment de notre vie, hein ? »
Tanya Robinson presse la main de sa fille. « Tu l’as dit. »
Une fille commence à chanter « Des bisous sur la grande roue » d’une voix tendre et claire. « Le soleil, bébé, le soleil brille quand tu me regardes… La lune, bébé, la lune resplendit quand tu es près de moi… »
D’autres filles entonnent : « Ton amour, tes caresses, un peu n’est jamais assez… Je veux t’aimer à mon gré… »
Bientôt la chanson s’élève dans l’air de cette douce soirée, forte d’un millier de voix. Tanya est heureuse d’y joindre la sienne et après le karaoké non-stop dans la chambre de Barbara ces deux dernières semaines, elle connaît toutes les paroles.
Impulsivement, elle se penche et pose un baiser sur le sommet de la tête de sa fille.
Le plus beau moment de notre vie, se dit-elle.
28
Hodges et ses jeunes Watson sont debout dans la salle de contrôle de Brady, les yeux posés sur la rangée d’ordinateurs silencieux.
« Chaos d’abord, dit Jerome. Puis ténèbres. C’est ça ? »
Hodges se dit, On se croirait dans le Livre de l’Apocalypse.
« Je crois, oui, dit Holly. Du moins, c’est dans cet ordre qu’elle l’a écrit. » Elle se tourne vers Hodges : « Elle l’écoutait, vous voyez ? Je parie qu’elle l’écoutait bien plus qu’il ne s’en doutait. » Elle revient à Jerome. « Dernière chose. Très importante. Ne perd pas de temps une fois que tu les as allumés avec Chaos.
— D’accord. Le programme-suicide. Mais si je deviens nerveux et que ma voix sort haut perchée et aiguë comme celle de Mickey ? »
Elle ouvre la bouche pour répondre, puis voit l’expression de son regard. « Ha-ha-ha, très drôle. » Puis elle sourit malgré elle. « Vas-y, Jerome. Sois Brady Hartsfield. »
Il n’a besoin de prononcer chaos qu’une seule fois. Les ordinateurs s’allument et les chiffres commencent le compte à rebours.
« Ténèbres ! »
Les chiffres continuent leur décompte.
« Ne crie pas, dit Holly. Bon sang. »
16. 15. 14.
« Ténèbres.
— Je crois que tu as repris une voix trop basse », dit Hodges, essayant de masquer sa nervosité.
12. 11.
Jerome s’essuie la bouche. « T-ténèbres.
— Pâteux », observe Holly. Peut-être à mauvais escient.
8. 7. 6.
« Ténèbres. »
5.
Le compte à rebours disparaît. Jerome pousse un gros soupir de soulagement. Les chiffres sont remplacés par une série de photos en couleurs d’hommes en habits de western du dix-neuvième siècle se tirant dessus à coups de revolver. L’un d’eux a été immortalisé au moment où son cheval s’effondre en fracassant une porte vitrée.
« C’est quoi ces fonds d’écran ? » demande Jerome.
Hodges montre du doigt le Poste 5 de Brady. « Ça c’est William Holden, donc j’imagine que c’est des scènes tirées d’un film.
— La Horde sauvage, dit Holly. De Sam Peckinpah. Je ne l’ai vu qu’une fois. Ça m’a donné des cauchemars. »
Des scènes tirées d’un film, se dit Hodges en considérant les grimaces et les échanges de coups de feu. Des scènes tirées aussi de la tête de Brady Hartsfield. « Et maintenant ? »
Jerome dit : « Holly, vous commencez sur le premier. Je commence sur le dernier. On se retrouve au milieu.
— Ça marche, dit Holly. Monsieur Hodges, je peux fumer ici ?
— Qu’est-ce qui vous en empêche ? » dit-il.
Et il va s’installer sur les marches de l’escalier pour les regarder travailler. En même temps, il frictionne distraitement le creux juste en dessous de sa clavicule. Encore cette douleur emmerdante. Il a dû se froisser un muscle en courant dans la rue quand sa voiture a explosé.
29
L’air conditionné dans le hall du MACC frappe Brady de plein fouet et son cou et ses bras couverts de sueur se hérissent de chair de poule. La plus grande partie du couloir est vide car ils n’ont pas encore laissé entrer le reste des spectateurs, mais sur le côté droit délimité par des cordons de velours et marqué ACCÈS HANDICAPÉS, une file de fauteuils roulants avance lentement vers le point de contrôle des billets et l’auditorium au-delà.
Brady n’aime pas la tournure que ça prend.
Il avait imaginé que tout le monde se précipiterait à l’intérieur en même temps, comme ça s’était passé pour le match des Cleveland Indians qu’il était allé voir quand il avait dix-huit ans, et que les agents de sécurité submergés ne jetteraient qu’un coup d’œil à chacun d’entre eux en les laissant passer. Il aurait dû se douter qu’on ferait d’abord entrer les légumes et les gogols.
Il y a une bonne dizaine d’hommes et de femmes en uniforme bleu avec une bande marron dans le dos indiquant SÉCURITÉ MACC, et pour le moment, ils n’ont rien d’autre à faire que de contrôler les handicapés qui passent devant eux en roulant doucement. Brady remarque avec une froide détermination que même s’ils ne contrôlent pas les pochettes de rangement de tous les fauteuils, ils en vérifient quand même certains — disons, un sur trois ou quatre, et parfois deux de suite. Une fois que les éclopés ont passé la sécurité, des placeurs en T-shirt des ’Round Here les dirigent vers les rangs de l’auditorium réservés aux handicapés.
Il a toujours su qu’il risquait d’être arrêté au contrôle mais il avait cru pouvoir emporter un maximum de fans des ’Round Here avec lui si ça arrivait. Encore une mauvaise supposition. Les éclats de verre pourraient tuer quelques-uns de ceux qui se trouvent tout contre les portes mais leurs corps feraient aussi office de boucliers pour les autres.
Merde, se dit-il. Mais quand même — j’en ai eu que huit au City Center. Je suis forcé de faire mieux ici.
Il se propulse en avant, la photo de Frankie posée sur les genoux. Le bord du cadre repose contre l’interrupteur. À la minute où l’un de ces gorilles se penchera pour regarder dans les poches latérales du fauteuil, Brady appuiera d’une main sur la photo, le voyant jaune passera au vert et l’électricité affluera dans les détonateurs à l’azoture de plomb nichés dans l’explosif maison.
Il n’y a plus qu’une dizaine de fauteuils devant lui. L’air réfrigéré souffle sur sa peau brûlante. Il repense au City Center, et comment la grosse bagnole de cette pute de Trelawney avait rebondi et tressauté en écrasant les gens après les avoir emboutis et renversés. Comme si la caisse se payait un orgasme. Il se rappelle l’air à l’odeur de caoutchouc à l’intérieur du masque, et comment il avait hurlé de plaisir et de triomphe. Tellement hurlé qu’il s’était cassé la voix à presque ne plus pouvoir parler, si bien que le lendemain il avait dû dire à sa mère et à Tones Frobisher à DE qu’il avait attrapé une laryngite.
Maintenant il n’y a plus que neuf fauteuils roulants entre lui et le point de contrôle. L’un des vigiles — sans doute le chef de la bande étant donné qu’il est le plus vieux et le seul à porter une casquette — prend le sac à dos d’une fille au crâne aussi chauve que celui de Brady. Il lui explique quelque chose et lui donne un ticket de vestiaire.