Ils vont me choper, pense froidement Brady. Ils vont le faire, alors prépare-toi à mourir.
Il est prêt. Ça fait déjà un moment qu’il l’est.
Huit fauteuils entre lui et le contrôle. Sept. Six. C’est comme le compte à rebours sur ses ordinateurs.
C’est là que dehors la chanson s’élève, d’abord assourdie :
« Le soleil, bébé, le soleil brille quand tu me regardes… La lune, bébé, la lune resplendit quand tu es près de moi… La lune, bébé… »
Quand elles arrivent au refrain, le son enfle comme un chœur de cathédrale : des filles chantant à tue-tête.
« JE VEUX T’AIMER À MON GRÉ… SUR LA CÔTE EN VOITURE L’ÉTÉ… »
C’est là que les portes principales s’ouvrent en grand. Des filles poussent des vivats, la plupart continuent à chanter, plus fort que jamais.
« CE SERA UN NOUVEAU JOUR POUR NOUS… JE TE FERAI DES BISOUS SUR LA GRANDE ROUE ! »
Des minettes en T-shirts ’Round Here et maquillées pour la première fois de leur vie déferlent, les parents (des mamans surtout) luttant pour ne pas perdre leurs morveuses dans la cohue. Le cordon de velours séparant la partie principale du couloir et la zone handicapés est renversé et piétiné. Une préado balèze de douze ou treize ans avec un cul gros comme l’Iowa est bousculée contre le fauteuil qui précède celui de Brady, et la fille assise dessus, qui a un joli visage joyeux et des jambes comme des baguettes, manque être renversée.
« Hé, attention ! » crie la mère de la fille en fauteuil, mais la grosse truie en jean extra-large est déjà loin, brandissant un fanion des ’Round Here dans une main et son billet dans l’autre. Quelqu’un heurte le fauteuil de Brady, la photo se décale sur ses genoux, et l’espace d’une froide seconde il pense qu’ils vont tous péter dans un éclair blanc et une grêle de billes d’acier. Mais non, il soulève la photo juste assez pour regarder en dessous et voit le témoin lumineux toujours allumé en jaune.
De justesse, pense Brady, et il sourit.
C’est un moment de joyeuse confusion dans le hall et tous les agents de sécurité qui contrôlaient les handicapés se déplacent pour tenter d’endiguer ce nouveau flot d’ados et préados surexcitées et chantantes. Tous, sauf un. Ou plutôt une. C’est une jeune femme et elle fait signe aux fauteuils de passer en leur accordant à peine un regard. Au moment où Brady s’approche d’elle, il aperçoit le chef de la bande, Caïd à Casquette, debout de l’autre côté du couloir, presque en face de lui. Avec son bon mètre quatre-vingt-dix, il est facile à repérer, il domine la masse des gamines et ses yeux n’arrêtent pas de bouger dans tous les sens. Dans une main, il tient une feuille de papier sur laquelle il baisse de temps à autre les yeux.
« Montrez-moi vos billets et allez-y, dit la vigile à la jolie fille en fauteuil et à sa mère. Porte de droite. »
Brady voit quelque chose d’intéressant. Le grand vigile à casquette met la main sur un gars d’une vingtaine d’années qui paraît être venu seul et le tire à l’écart de la mêlée.
« Suivant ! l’appelle la vigile. Ne retardez pas la file ! »
Brady fait rouler son fauteuil vers elle, prêt à appuyer la photo de Frankie sur l’interrupteur de Truc 2 si elle témoigne ne serait-ce que le plus fugitif intérêt pour les poches de son fauteuil. Le couloir grouille maintenant d’un mur à l’autre de gamines qui se bousculent et qui chantent et son bilan sera largement plus élevé que trente. Si ça doit être le couloir, ça sera le couloir.
La vigile montre la photo du doigt. « C’est qui, mon grand ?
— Mon petit garçon, répond Brady avec un sourire calculé. Il a été tué dans un accident l’an dernier. Où j’ai moi-même perdu… » Il désigne la partie inférieure de son corps sur le fauteuil. « Il adorait les ’Round Here, mais il n’a jamais eu la chance d’écouter leur nouvel album. Ce soir, il l’aura. »
La femme est troublée mais son trouble n’atteint pas le niveau de la compassion ; son regard se radoucit. « Je suis désolée pour vous.
— Merci, madame », répond Brady en pensant : Pauvre conne.
« Avancez tout droit, monsieur, puis sur votre droite. Vous trouverez les deux rangées réservées aux handicapés à peu près au milieu en redescendant. Excellente vue. Si vous avez besoin d’aide pour descendre la rampe — elle est plutôt raide — faites appel à un des placeurs avec les brassards jaunes.
— Ça ira, répond Brady en lui souriant. J’ai des super freins sur cette bécane.
— Tant mieux pour vous. Bon concert.
— Merci madame, je suis sûr que ça va être génial. Et Frankie aussi. »
Brady roule vers l’entrée de l’auditorium. Derrière, au point de contrôle, Larry Windom — connu de ses collègues policiers sous le nom de Brutus — libère le jeune gars qui a décidé sur une impulsion de profiter du billet de sa petite sœur qui vient de choper la mononucléose. Il ne ressemble pas du tout au dégénéré de la photo que Bill Hodges lui a envoyée.
L’auditorium est configuré comme un stade, ce qui enchante Brady. La forme arrondie concentrera l’explosion. Il s’imagine déjà les paquets de billes d’acier scotchés sous son siège se répandant de tous côtés. S’il a de la chance, se dit-il, il aura aussi le groupe sur scène en plus de la moitié du public.
De la musique pop dégouline des haut-parleurs, mais les petites filles qui sont en train de remplir les sièges et d’obstruer les allées la couvrent de leurs voix jeunes et ferventes. Des projecteurs balaient la foule. Des frisbees volent. Quelques énormes ballons de plage rebondissent çà et là. La seule chose qui surprenne Brady, c’est qu’il n’y ait pas trace de grande roue ni de tout ce merdier de fête foraine sur scène. Pourquoi est-ce qu’ils ont trimballé tout ça si c’est pour pas s’en servir ?
Un placeur à brassard jaune vient de terminer de s’occuper de la jolie fille aux jambes en baguettes de tambour et s’approche pour aider Brady qui lui fait non de la main. Le placeur lui adresse un grand sourire et lui donne une petite tape sur l’épaule tout en le dépassant pour aller s’occuper de quelqu’un d’autre. Brady fait rouler son fauteuil jusqu’au premier des deux rangs réservés aux handicapés. Il se range à côté de la jolie fille aux jambes squelettiques.
Elle se tourne vers lui avec un sourire. « C’est génial, hein ? »
Brady lui répond d’un sourire en pensant, T’en as pas vu la moitié, connasse de handicapée.
30
Tanya Robinson regarde la scène en repensant au premier concert de sa vie — c’était les Temptations — et au baiser que Bobby Wilson lui avait donné au beau milieu de « My Girl ». Super romantique.
Elle est tirée de ses pensées par sa fille qui lui secoue le bras. « Regarde, maman, le monsieur handicapé. Là-bas avec les autres gens en fauteuil roulant. » Barbara pointe le doigt vers la gauche, deux rangs plus bas. Là, les sièges ont été retirés pour libérer la place pour deux rangées de fauteuils roulants.
« Je le vois, Barb, mais ce n’est pas poli de montrer du doigt.
— J’espère qu’il va bien s’amuser, pas toi ? »
Tanya sourit à sa fille. « Bien sûr que si, ma chérie.
— On peut avoir nos portables maintenant ? On en a besoin pour le début du concert. »
Pour prendre des photos, conclut Tanya Robinson… parce que ça fait un bail qu’elle n’a pas mis les pieds à un concert de rock. Elle ouvre son sac à main et distribue les portables aux couleurs acidulées. Incroyable mais vrai, les filles se contentent de les tenir. Pour l’instant, elles sont trop occupées à regarder partout avec de grands yeux pour appeler ou textoter qui que ce soit. Tanya pose un petit bisou sur le dessus de la tête de Barb puis s’adosse à son siège, perdue dans le passé, repensant à Bobby Wilson et à son baiser. Pas le premier, mais le premier vraiment bon.