Miss Météo promet un temps chaud et ensoleillé. Il est temps de sortir les maillots de bain.
« Ça, j’aimerais bien te voir en maillot de bain, ma chère », dit Hodges en éteignant la télé.
Il sort le colt du tiroir, le décharge tout en marchant vers sa chambre et le range dans le coffre avec son Glock. Ces deux ou trois derniers mois, le Victory .38 a pris beaucoup trop de place dans sa vie, mais ce soir, c’est à peine s’il s’en soucie. Il pense à Turnpike Joe, enfin pas vraiment ; à présent, Joe n’est plus son problème. Pas plus que le Grim Sleeper, l’Afro-Américain soigné de sa personne et s’exprimant bien.
Est-ce que Mr Mercedes est afro-américain, lui aussi ? Techniquement, c’est possible — personne n’avait rien vu à part le masque de clown, une chemise à manches longues et des gants jaunes rivés au volant — mais Hodges pense que non. Dieu sait qu’il y a un paquet d’Afro-Américains capables de meurtre dans cette ville mais il faut prendre en compte l’arme du crime. Le quartier dans lequel vivait la mère de Mrs Trelawney est majoritairement aisé et majoritairement blanc. Un homme noir rôdant autour d’une Mercedes SL500 se serait fait remarquer.
Enfin. Probablement. Les gens peuvent se montrer étonnamment peu observateurs. Mais son expérience pousse Hodges à penser que les gens riches ont tendance à être légèrement plus observateurs que la classe moyenne américaine, surtout quand il s’agit de leurs joujoux de valeur. Il n’irait pas jusqu’à dire qu’ils sont paranos, mais…
Un peu qu’ils le sont. Les riches peuvent être généreux, même ceux avec des convictions politiques à vous glacer le sang peuvent être généreux, mais la plupart d’entre eux ont leur propre conception de la générosité et au fond d’eux (jamais très loin), ils flippent toujours que quelqu’un leur vole leurs cadeaux et leur mange leur gâteau d’anniversaire.
Bon, soigné de sa personne et s’exprimant bien, alors ?
Hodges décide que oui. Aucune preuve solide mais c’est ce que la lettre laisse supposer. Mr Mercedes peut porter des costumes et travailler dans un bureau, comme il peut porter des jeans et des T-shirts Carharrt et équilibrer des pneus dans un garage, mais ce n’est pas un rustre. C’est peut-être pas un grand bavard — ces créatures-là savent se montrer prudentes dans tous les aspects de leur vie, y compris le bavardage inconsidéré — mais quand il parle, il est probablement clair et précis. Si vous étiez perdu et que vous lui demandiez votre chemin, il saurait vous donner de bonnes indications.
En se brossant les dents, Hodges pense : DeMasio’s. Pete veut qu’on mange chez DeMasio’s.
Aucun problème pour Pete, qui a toujours son insigne et son arme sur lui, et apparemment aucun problème pour Hodges quand ils en avaient discuté au téléphone parce qu’à ce moment-là, il avait pensé comme un flic et non comme un retraité qui pèse treize kilos de trop. Et il n’y aurait probablement aucun problème — en plein jour et tout — mais DeMasio’s est à la limite de Lowtown, qui n’est pas tout à fait un village de vacances. À un bloc à l’ouest du restaurant, au-delà du pont qui enjambe l’autoroute, la ville n’est plus qu’un terrain vague de parcelles inutilisées et d’immeubles abandonnés. On y vend de la drogue à tous les coins de rue, le trafic d’armes illégales est en plein essor et la pyromanie est le sport national. Cependant, le restaurant en lui-même — un excellent boui-boui italien — est un lieu sûr. Le patron a des relations, ce qui revient un peu au même que le Parking Gratuit au Monopoly.
Hodges se rince la bouche, retourne dans sa chambre et — DeMasio’s toujours en tête — s’arrête un instant, hésitant, devant le placard où est caché le coffre, derrière les cintres de pantalons et de chemises et les survêtements de sport qu’il ne met plus (il ne rentre plus que dans deux d’entre eux).
Le Glock ? Ou peut-être le Victory ? Le Victory est plus petit.
Aucun des deux. Son permis de port d’armes dissimulées est toujours valable mais il n’ira pas manger armé avec son ancien coéquipier. Ça le mettrait mal à l’aise, et il n’est déjà pas très à l’aise à l’idée de soutirer de l’information à Pete. Il se dirige donc vers sa commode, ouvre un tiroir et soulève une pile de sous-vêtements. Le Happy Slapper est toujours là, il y est depuis sa fête de départ.
Le Slapper fera l’affaire. Juste une petite précaution à prendre dans un quartier à haut risque.
Satisfait, il se met au lit et éteint la lumière. Il cale ses mains sous l’oreiller frais et pense à Turnpike Joe. Jusque-là, Joe a été chanceux, mais il finira par se faire coincer. Pas seulement parce qu’il continue de rôder autour des aires de repos mais aussi parce qu’il ne peut tout simplement pas s’arrêter de tuer. Il pense à Mr Mercedes qui a écrit : Mais ça ne marchera pas avec moi, Inspecteur Hodges, car je ne ressens absolument aucun besoin de recommencer.
Dit-il la vérité ou ment-il encore une fois, comme il ment avec ses MAJUSCULES, ses POINTS D’EXCLAMATION et ses PARAGRAPHES D’UNE PHRASE ?
Hodges pense qu’il ment — et peut-être qu’il se ment à lui-même autant qu’à K. William Hodges, Off. Ret. — mais là, tout de suite, alors que le sommeil commence à le gagner, ça lui est bien égal. Ce qui importe, c’est que le type se croie en sécurité. Il est d’une arrogance rare à ce sujet. Il n’a pas l’air de réaliser à quel point il s’est rendu vulnérable en écrivant une lettre à l’homme qui, jusqu’à sa retraite, était l’inspecteur responsable du dossier du City Center.
T’as besoin d’en parler, pas vrai ? Oui, mon chaton, t’en as besoin, mens pas à ton vieil oncle Billy. Et à moins que le site du Parapluie de Debbie ne soit qu’un leurre de plus, comme le sont tous ces guillemets, tu viens même de m’ouvrir une brèche dans ta vie. Tu veux parler. T’as besoin de parler. Et si tu pouvais me pousser à commettre l’irréparable, ce serait la cerise sur le gâteau, hein ?
Dans le noir, Hodges dit tout haut : « Je suis prêt à t’écouter. J’ai tout mon temps. Je suis retraité, après tout. »
Et c’est le sourire aux lèvres qu’il s’endort.
11
Le lendemain matin, Freddi Linklatter fume une Marlboro dehors, assise sur la plateforme de chargement. Sa veste Discount Electronix est posée à côté d’elle, soigneusement pliée, ainsi que sa casquette publicitaire DE. Elle est en train de parler d’une espèce de fanatique religieux qui lui est tombé dessus dans la rue. Y a toujours quelqu’un pour lui tomber dessus, et elle raconte toujours tout à Brady pendant la pause. En chapitres et en versets, car Brady est une bonne oreille.
« Alors il arrive et y me dit comme ça, Tous les homos vont en enfer, et y me file ce tract qui explique tout. Donc, je le prends, tu vois. Et là je vois une photo de deux pédés au petit cul moulé dans un tailleur-pantalon — sur la tête de Dieu — qui se tiennent la main devant une grotte remplie de flammes. Avec le diable ! Qui tient une fourche ! Je te jure, je déconne pas. Bon, j’essaie quand même de discuter avec lui, tu vois. Donc, je suis là et je lui dis, Faut vraiment que tu sortes ton nez du LaBittique ou je sais plus quoi, il est grand temps de lire quelques études scientifiques. Allô ? Les gays naissent gays ! Alors y dit, C’est tout simplement faux. L’homosexualité est un comportement social qui peut être évité. Non mais j’hallucine, quoi ! Sans déconner, c’est une blague ou quoi ? Sauf que je dis pas ça. Je lui dis, Mec, regarde-moi, regarde-moi bien. N’aie pas peur, vas-y ! Tu vois quoi ? je lui dis. Et avant qu’il déballe une autre de ses conneries, je dis, Tu vois un mec, c’est ça que tu vois. Sauf que Dieu a eu un moment de distraction et qu’il est passé au suivant en oubliant de me coller une bite. Et là, y me dit… »