Une part froide de son esprit pense que ça pourrait être le mieux. Parce que peu importe qui Hodges joindra, c’est Larry Windom le chef de la sécurité du Mingo, et Hodges n’a pas confiance en lui. Brutus a toujours été un rentre-dedans, un cogne-d’abord-on-discutera-ensuite, et Hodges doute qu’il ait changé.
Pourtant, il doit essayer.
Il rend son téléphone à Holly et dit : « Je vois pas comment faire. Appelez les renseignements et…
— Réessayez ma sœur », dit Jerome, et il le récite le numéro d’un trait.
Holly le compose, d’un pouce qui danse si vite que ses contours sont flous. « Messagerie. »
Jerome lâche un juron et accélère. Hodges n’a plus qu’à espérer qu’il y a un ange posté sur son épaule.
« Barbara ! » hurle Holly. Plus de marmonnement désormais. « Toi et les autres foutez le camp de cet endroit immédiatement ! Illico ! Pronto ! » Elle coupe la communication d’un clic. « Et maintenant ? Les renseignements, vous dites ?
— Ouais. Demandez le numéro de la sécurité au MACC, tapez-le et repassez-moi votre téléphone. Jerome, tu prends la sortie 4A.
— C’est la 3B pour le MACC.
— Ça c’est si tu arrives par-devant. Nous on va passer par l’arrière.
— Bill, s’il arrive quelque chose à ma mère et à ma sœur…
— Il ne leur arrivera rien. Prend la 4A. » La conversation de Holly avec les renseignements a duré trop longtemps. « Holly, qu’est-ce qui se passe ?
— Pas de ligne directe pour leur service de sécurité. » Elle compose un nouveau numéro, écoute, et lui tend le téléphone. « Il faut passer par le standard. »
Il presse fort l’iPhone de Holly, à s’en meurtrir l’oreille. Ça sonne. Ça sonne. Et ça sonne encore.
Tandis qu’ils dépassent les sorties 2A et 2B, Hodges aperçoit le MACC. Il est illuminé comme un juke-box, le parking est un océan de voitures. On répond finalement à son appel mais avant qu’il ait pu dire un seul mot, un serveur vocal avec une voix de femme commence à lui délivrer un sermon. Le robot parle lentement et soigneusement comme s’il s’adressait à quelqu’un dont l’anglais est la seconde langue, et qui la maîtrise mal.
« Bonjour, et merci pour votre appel au Midwest Art & Culture Center où nous vous rendons la vie plus belle et où tout devient possible. »
Hodges écoute, le téléphone de Holly écrasé sur l’oreille et de la sueur ruisselant sur ses joues et dans son cou. Il est dix-neuf heures six minutes. Le salaud n’agira pas avant que le concert commence, tente-t-il de se persuader (en fait, c’est une prière qu’il fait), et les concerts de rock commencent toujours avec du retard.
« Nous vous rappelons, poursuit la femme-robot d’une voix sucrée, que nous n’existerions pas sans votre soutien et que vos cartes d’abonnement pour la saison de notre orchestre symphonique et pour notre automne théâtral sont en vente dès à présent. Non seulement vous économiserez cinquante pour cent… »
« Alors quoi, qu’est-ce qu’ils vous disent ? » gueule Jerome alors qu’ils dépassent les sorties 3A et 3B. Le panneau suivant annonce SORTIE 4A SPICER BOULEVARD 800 M. Jerome a lancé son propre téléphone à Holly et celle-ci essaie d’abord de joindre Tanya, puis de nouveau Barbara, sans succès.
« Ils me passent leur putain de pub », dit Hodges. Il se frotte à nouveau le creux de l’épaule. Cette douleur ressemble à une dent infectée. « Tu tourneras à gauche à la sortie de la bretelle. Puis tu prendras à droite à un bloc environ, je crois. Peut-être deux. Au niveau du McDonald’s, de toute façon. » La Mercedes a beau rouler à cent vingt maintenant, son moteur ne ronronne pas plus fort qu’un chat somnolent.
« Si on entend une explosion, je deviens fou, annonce Jerome d’un ton réaliste.
— Conduis et tais-toi », lui dit Holly. Une Winston intacte tremblote entre ses dents. « Si tu nous plantes pas, tout ira bien. » Elle réessaie le numéro de Tanya. « On va le choper. On va le choper le choper le choper. »
Jerome lui décoche un coup d’œil. « Holly, vous êtes cinglée.
— Conduis et tais-toi, répète-t-elle.
— Vous pouvez aussi, grâce à votre carte MACC, obtenir une réduction de dix pour cent dans une sélection de restaurants et magasins de détail de la région », dit la femme-robot à Hodges.
Puis à la fin des fins, elle en vient au but.
« Notre secrétariat est fermé pour le moment mais si vous connaissez le numéro de la ligne de votre correspondant, vous pouvez le composer à tout moment. Sinon, veuillez écouter attentivement car la liste de nos options a changé. Pour joindre Avery Johns au Bureau Théâtre, composez le 10. Pour joindre Belinda Dean à la Billetterie, composez le 11. Pour joindre Caroline Cole à l’Orchestre Symphonique… »
Oh malheur de malheur, pense Hodges, c’est le putain de catalogue Sears. Et dans l’ordre alphabétique.
La Mercedes plonge et vire lorsque Jerome prend la sortie 4A puis fonce dans la descente. Le feu au bout est au rouge. « Holly. C’est libre de votre côté ? »
Elle vérifie, le téléphone toujours collé à l’oreille. « C’est bon si tu fonces. Si tu veux nous tuer, ralentis. »
Jerome écrase l’accélérateur. Dans un crissement de pneus, la Mercedes d’Olivia débouche sur quatre voies de circulation, inclinée sur les chapeaux de roues. On entend un choc sourd lorsqu’ils franchissent la séparation en béton. Des klaxons éclatent en une salve discordante. Du coin de l’œil, Hodges voit un fourgon monter sur le trottoir pour les éviter.
« Pour obtenir le service Plateau et Décor, composez… »
Hodges tape du poing sur le plafond de la Mercedes. « Où sont passés les PUTAINS D’ÊTRES HUMAINS ? »
Juste au moment où le grand M jaune du McDonald’s apparaît devant eux, la femme-robot informe Hodges qu’il peut obtenir le service sécurité du MACC en composant le 32.
Ce qu’il fait. Quatre sonneries, puis ça décroche. Quand il entend ce qu’il entend, il se demande s’il n’est pas en train de perdre la raison.
« Bonjour, et merci de votre appel au Midwest Art & Culture Center, dit la femme-robot d’une voix cordiale. Où nous vous rendons la vie plus belle et où tout devient possible. »
33
« Pourquoi est-ce que le concert commence pas, madame Robinson ? demande Dinah Scott. C’est déjà sept heures dix. »
Tanya a envie de lui parler du concert de Stevie Wonder auquel elle est allée quand elle était au lycée, programmé pour huit heures et qui n’avait commencé qu’à neuf heures et demie, puis décide que ça risque d’avoir l’effet contraire à celui escompté.
Hilda regarde son téléphone en fronçant les sourcils. « J’arrive pas à avoir Gail, rouspète-t-elle. Tous les réseaux doivent être… »
Les lumières commencent à baisser avant qu’elle ait fini sa phrase. Ce qui déclenche des vivats enthousiastes et des vagues d’applaudissements.
« Oh là là, maman, je suis trop excitée ! » chuchote Barbara. Et Tanya est émue de voir que sa fille a les larmes aux yeux. Un gars en T-shirt BAM !radio déboule au trot. Un projecteur le poursuit jusqu’au milieu de la scène.
« Salut tout le monde ! lance-t-il. Ça va bien ce soir ? »
Une nouvelle vague d’acclamations lui assure que la foule est au rendez-vous. Tanya voit que les deux rangs de handicapés en fauteuils applaudissent aussi. Sauf le monsieur chauve. Il reste assis là sans bouger. Sûrement parce qu’il ne veut pas faire tomber sa photo.