Gallison secoue la tête. « Les gars de la sécurité n’ont pas de portable quand ils sont en service. Lorsqu’on a ce genre de grands concerts — de concerts pour jeunes, je veux dire, c’est différent quand c’est des adultes — les réseaux sont saturés. Les gars de la sécurité sont équipés de… »
Holly tire sur la manche de Hodges. « Ne faites pas ça. Vous allez l’effrayer et il va le déclencher. Je sais qu’il va le faire.
— Elle pourrait bien avoir raison », dit Jerome. Puis (se souvenant peut-être de son statut de stagiaire) il ajoute : « Monsieur. »
Gallison les considère d’un œil alarmé. « Effrayer qui ? Déclencher quoi ? »
Hodges reste concentré sur le gardien. « Ils sont équipés de quoi ? Talkie-walkies ? Émetteurs-récepteurs radio ?
— Radios, oui. Ils ont… » Il se touche l’oreille. « Vous savez, un genre d’oreillette, comme le FBI et les services secrets. Qu’est-ce qui se passe là ? Dites-moi que ce n’est pas une bombe. » Ce qu’il voit sur le visage blême et transpirant de Hodges ne le rassure pas : « Seigneur, c’est ça ? »
Hodges passe devant lui et entre dans la zone de dépôt caverneuse. Au-delà du capharnaüm d’accessoires, de décors et de pupitres à partitions, il y a un atelier de menuiserie et un atelier costumes. La musique est plus forte que jamais, et il commence à avoir du mal à respirer. La douleur redescend dans son bras gauche et sa poitrine lui semble trop lourde, mais il a l’esprit clair.
Brady s’est soit rasé, soit coupé les cheveux ras et a teint ce qui reste. Il a pu se tartiner de fond de teint pour se brunir, ou mettre des lentilles colorées, ou des lunettes. Mais même avec tout ça, il resterait quand même un homme seul assistant à un concert destiné à des fillettes. Après le signalement fourni à Windom, Hartsfield n’aurait pas manqué d’attirer l’attention et les soupçons. Et il y a les explosifs. Holly et Jerome sont au courant, mais Hodges en sait plus. Il y avait aussi des billes de roulement, sans doute un paquet. Même s’ils l’ont pas appréhendé à l’entrée, comment Hartsfield a-t-il pu introduire tout ça à l’intérieur ? La sécurité est donc si mauvaise que ça ici ?
Gallison l’attrape par le bras gauche, et quand il le secoue, Hodges sent la douleur remonter jusque dans ses tempes. « J’y vais. Je trouve le premier type de la sécurité et je lui dis de passer un appel à Windom pour qu’il descende ici vous parler.
— Non, dit Hodges. Vous n’allez pas faire ça, monsieur. »
Holly Gibney est la seule à y voir clair parmi eux. Mr Mercedes est à l’intérieur. Il a une bombe et c’est seulement par la grâce de Dieu qu’il ne l’a pas encore actionnée. Il est trop tard pour la police et trop tard pour la sécurité du MACC. Il est même trop tard pour lui.
Mais.
Hodges s’assoit sur une caisse vide. « Jerome. Holly. Venez ici. »
Ils lui obéissent. Jerome a les yeux révulsés, il réprime difficilement sa panique. Holly est pâle mais calme extérieurement.
« Il ne s’est pas contenté de se raser. Il a dû se donner l’air inoffensif. Je crois savoir comment il a fait, et si j’ai raison, je sais aussi où il se trouve.
— Où ? demande Jerome. Dites-nous. On va le choper, nous. On va le faire.
— Ça ne va pas être facile. Il doit être en alerte rouge en ce moment, à surveiller son périmètre de sécurité. Et il te connaît, Jerome. T’as acheté des glaces à son foutu camion de Mister Délice. Tu me l’as dit.
— Bill, il a vendu des glaces à des milliers de gens.
— Sûr, mais à combien de gens noirs dans le West Side ? »
Jerome se tait, et maintenant, c’est lui qui se mordille les lèvres.
« Quel genre de bombe ? demande Gallison. Je devrais peut-être déclencher l’alerte incendie ?
— Si vous voulez faire tuer tous ces gens, ouais », dit Hodges. Il lui devient de plus en plus difficile de parler. « À la seconde où il percevra le danger, il fera sauter tout ce qu’il a. C’est ce que vous voulez ? »
Gallison ne répond pas et Hodges se retourne vers les deux improbables coéquipiers dont Dieu — ou quelque destin facétieux — a ordonné la présence à ses côtés ce soir.
« On ne peut pas prendre de risque avec toi, Jerome, et on ne peut sûrement pas prendre de risque avec moi. Il me traquait déjà bien avant que je sache qu’il existait.
— Je l’approcherai par-derrière, dit Jerome. Je le prendrai par surprise. Il ne me verra pas dans l’obscurité.
— S’il est là où je pense qu’il est, t’as pas plus de cinquante pour cent de chances de réussir. C’est pas assez sûr. »
Hodges se tourne vers la femme à la chevelure grisonnante et au visage d’adolescente névrosée. « Ça doit être vous, Holly. À l’heure qu’il est, il doit avoir le doigt sur le détonateur, et vous êtes la seule qui puisse l’approcher sans être reconnue. »
Elle couvre sa bouche meurtrie d’une main mais cela ne suffit pas, alors elle ajoute l’autre. Ses yeux sont dilatés et humides. Dieu nous vienne en aide, songe Hodges. Ce n’est pas la première fois que cette pensée lui vient concernant Holly Gibney.
« Seulement si vous venez avec moi, dit-elle entre ses mains. Peut-être qu’alors…
— Je ne peux pas, dit Hodges. Je suis en train d’avoir une crise cardiaque.
— Oh, génial, grommelle Gallison.
— Monsieur Gallison, y a-t-il une zone handicapés ? Il doit bien y en avoir une ?
— Bien sûr. À mi-hauteur de l’auditorium. »
Non seulement il a réussi à entrer avec ses explosifs, se dit Hodges, mais il est parfaitement bien placé pour faire le maximum de victimes.
Il dit : « Écoutez-moi, vous deux. Et ne me faites pas répéter. »
35
Grâce à l’introduction du présentateur, Brady s’est un peu détendu. La camelote de fête foraine qu’il les a vus débarquer pendant sa ronde est soit en coulisses, soit suspendue au-dessus de la scène. Les quatre ou cinq premières chansons du groupe ne sont qu’un échauffement. Dans pas longtemps, le décor va arriver en roulant par les côtés, ou bien tomber du ciel, car le boulot principal du groupe, la raison pour laquelle ils sont là, c’est la promotion de leur nouvelle plâtrée de merde musicale. Quand les gamines — dont beaucoup assistent au premier concert de leur vie — verront les lumières clignotantes, la grande roue et le décor de plage sous un ciel étoilé, elles vont péter les plombs. Et c’est à ce moment-là, exactement à ce moment-là, qu’il appuiera sur l’interrupteur de Truc 2 et s’enfoncera dans les ténèbres, porté par cette bulle de bonheur dorée.
Le chanteur, celui avec tous ces cheveux, est en train de terminer une ballade sirupeuse à genoux. Il tient la dernière note, tête inclinée, en se crevant le cul pour suer l’émotion, ce pédé. C’est un chanteur de merde, et ça fait déjà longtemps qu’il aurait dû mourir d’une overdose, mais quand il se relève et beugle « Comment ça va ce soir ? », le public sombre en plein délire.
Brady regarde autour de lui, comme il le fait toutes les dix secondes — surveillant son périmètre de sécurité exactement comme Hodges l’a prédit — et ses yeux se posent sur une petite fille noire assise deux rangées plus haut sur sa droite.
Je la connais ?
« Qui est-ce que tu cherches ? » lui crie la jolie fille aux jambes en baguettes de tambour par-dessus l’intro de la chanson suivante. Il l’entend à peine. Elle lui sourit largement et Brady trouve ça affreusement ridicule, qu’une fille avec des brindilles à la place des jambes sourie comme ça. Le monde l’a royalement baisée, l’a enculée bien profond, comment ça peut mériter le plus petit des sourires, sans parler de cette face de lune béate ? Elle est sûrement défoncée, se dit-il.