« Un ami à moi ! » lui crie Brady en retour.
Comme si j’en avais, se dit-il.
Comme si.
36
Gallison entraîne Holly et Jerome vers… ben, quelque part. Hodges reste assis sur la caisse, tête baissée, mains plaquées sur les cuisses. L’un des roadies s’approche d’un pas hésitant et lui propose d’appeler une ambulance. Hodges le remercie mais refuse. Il ne croit pas que Brady pourrait entendre la sirène d’une ambulance (ou quoi que ce soit d’autre) par-dessus le bordel que foutent les ’Round Here, mais il ne prendra pas le risque. C’est de prendre des risques qui les a conduits dans cette impasse, mettant en danger tous ceux qui se trouvent actuellement dans l’auditorium Mingo, y compris la mère et la sœur de Jerome. Il préférerait mourir plutôt que d’en prendre un autre et espère presque que ça arrivera avant qu’il ait à expliquer ce cafouillage merdique.
Seulement… Janey. Quand il pense à Janey, riant et lui piquant son Borsalino pour s’en coiffer de manière insouciante en l’inclinant à la perfection, il sait que si c’était à refaire, il referait certainement tout de la même façon.
Enfin… presque tout. Si on lui avait donné une seconde chance, il aurait peut-être écouté Mrs Melbourne un peu plus attentivement.
Elle croit qu’ils sont parmi nous, avait dit Bowfinger, et tous deux avaient partagé un bon rire bien viril, et la plaisanterie s’était retournée contre qui ? Parce que Mrs Melbourne avait raison. Brady Hartsfield est un alien, et il était parmi eux depuis toujours, à réparer des ordinateurs et à vendre des crèmes glacées.
Holly et Jerome sont partis, Jerome avec le colt .38 qui appartenait au père de Hodges. Hodges a de sévères doutes quant à lâcher le gosse dans une foule avec un revolver chargé. Dans des circonstances ordinaires, Jerome est un gamin magnifiquement équilibré, mais avec sa mère et sa sœur en danger, il n’est pas dit qu’il reste aussi équilibré. Mais Holly a besoin de protection. Souviens-toi, tu es juste là en renfort, lui a dit Hodges avant que Gallison les entraîne, mais Jerome n’a pas répondu. Il n’est même pas sûr qu’il l’ait entendu.
Quoi qu’il en soit, Hodges a fait tout ce qu’il pouvait. La seule chose qu’il lui reste à faire, c’est de rester assis là, à lutter contre cette douleur, à tenter de reprendre son souffle et à prier pour ne pas entendre une explosion.
37
Holly Gibney avait fait deux séjours en clinique psychiatrique dans sa vie, une fois à l’adolescence et la deuxième autour de ses vingt ans. Le psy qu’elle avait consulté plus tard (dans sa prétendue maturité) avait qualifié ces vacances forcées de ruptures avec la réalité, ce qui n’était pas très bon mais toujours mieux que des ruptures psychotiques, dont beaucoup ne se remettaient jamais. Holly quant à elle avait un nom plus simple pour qualifier lesdites ruptures. Elle les appelait ses totales paniques, par opposition à l’état de panique légère à modérée qu’elle expérimentait au jour le jour dans sa vie.
La totale panique de ses vingt ans lui avait été causée par son patron dans une agence immobilière de Cincinnati, la Frank Mitchell Fine Homes & Estates. Son patron était Frank Mitchell Junior, une gravure de mode au visage de truite intelligente. Il répétait à Holly que son travail était médiocre, que ses collègues la méprisaient et que son seul moyen de conserver sa place dans la boîte était qu’il continue à la couvrir. Ce qu’il accepterait de faire si elle couchait avec lui. Holly ne voulait pas coucher avec Frank Mitchell Junior, et elle ne voulait pas perdre son travail. Si elle perdait son travail, elle perdrait son appartement et devrait retourner vivre avec son couard de père et sa despote de mère. Elle avait finalement résolu le conflit en arrivant de bonne heure un matin et en saccageant le bureau de Frank Mitchell Junior. On l’avait retrouvée dans son petit compartiment de bureau personnel, recroquevillée dans un coin. Le bout de ses doigts était en sang. Elle les avait rongés comme fait un animal pour tenter de se libérer d’un piège.
La cause de sa première totale panique s’appelait Mike Sturdevant. C’était lui qui était à l’origine du sobriquet empoisonné de Jibba-Jibba.
À cette époque-là, élève de seconde au lycée, Holly n’avait d’autre souhait que de passer inaperçue, rasant les murs avec ses bouquins serrés contre sa poitrine naissante, l’écran de ses cheveux devant son visage grêlé d’acné. Mais déjà, elle avait des problèmes qui dépassaient largement l’acné. Des problèmes d’anxiété. Des problèmes de dépression. Des problèmes d’insomnie.
Pire que tout, des comportements d’autostimulation.
Ça peut évoquer la masturbation, mais ce n’en est pas. Ce sont des mouvements compulsifs, accompagnés parfois de fragments de dialogues que l’on s’adresse à soi-même. Se ronger les ongles et se mordiller les lèvres sont des formes bénignes d’autostimulation. Les autostimulateurs les plus excentriques agitent les mains, se claquent la poitrine et les joues, ou effectuent des mouvements de bras, comme s’ils levaient des poids invisibles.
Dès l’âge de huit ans environ, Holly avait commencé à serrer ses bras autour de ses épaules en tremblant de tout son corps tout en faisant des grimaces et en se marmonnant à elle-même des paroles inintelligibles. Cela durait de cinq à dix secondes, puis elle reprenait simplement l’activité à laquelle elle était en train de s’adonner : lecture, couture, tirs au panier avec son père dans l’allée. Elle s’en apercevait à peine, à moins que sa mère ne la voie et ne lui ordonne d’arrêter de trembler et de faire des grimaces, les voisins allaient penser qu’elle avait une attaque.
Mike Sturdevant était un de ces mâles dominants au comportement de nain de jardin qui regardent avec nostalgie leurs années lycée comme si c’était le grand âge d’or perdu de leur vie. Il était en terminale et — très semblable en cela à Cam Knowles — avait un physique d’apollon : épaules larges, hanches étroites, jambes longues et chevelure si blonde qu’elle l’auréolait d’un halo. Il faisait partie de l’équipe de football (évidemment) et sortait avec la cheftaine des pom-pom girls (évidemment). Il se situait dans la hiérarchie lycéenne à un niveau totalement différent de Holly Gibney et dans des circonstances ordinaires, elle n’aurait jamais attiré son attention. Mais elle l’avait attiré lorsqu’un jour, alors qu’elle se rendait à la cafétéria, elle avait été prise d’un de ses épisodes d’autostimulation.
Il se trouve que Mike Sturdevant et quelques-uns de ses potes footballeurs passaient par là. Ils s’étaient arrêtés pour la regarder — cette fille qui s’étreignait elle-même en tremblant et en faisant une grimace qui lui abaissait les coins de la bouche et lui faisait des fentes à la place des yeux. Une série de petits sons inarticulés — peut-être des mots, peut-être pas — filtraient entre ses dents serrées.
« C’est quoi ce charabia ? » lui avait demandé Mike.
Holly avait desserré son étreinte sur ses épaules en le fixant avec de grands yeux étonnés. Elle ne comprenait pas ce qu’il disait ; elle savait seulement qu’il la dévisageait. Tous ses copains la dévisageaient. En rigolant.