Elle avait répliqué, bouche bée : « Quoi ?
— Ton charabia ! avait gueulé Mike. Charabia de Jibba-Jibba ! »
Les autres avaient repris en chœur pendant qu’elle s’enfuyait vers la cafétéria, tête baissée, fonçant dans les gens qu’elle croisait. À partir de là, Holly avait été connue de tous les élèves du lycée de Walnut Hills sous le nom de Jibba-Jibba, et ce jusqu’après les vacances de Noël. C’était là que sa mère l’avait retrouvée blottie toute nue dans la baignoire, disant qu’elle ne retournerait jamais à Walnut Hills. Et que si sa mère l’obligeait, elle se tuerait.
Voilà ! Totale panique !
Quand elle était allée (un peu) mieux, elle avait intégré un nouveau lycée où la vie avait été (un peu) moins stressante. Elle n’avait plus jamais été obligée de revoir Mike Sturdevant mais elle faisait encore des rêves dans lesquels elle courait dans un interminable couloir de lycée — des fois rien qu’en culotte et en soutien-gorge — pendant que les gens riaient en la montrant du doigt et en l’appelant Jibba-Jibba.
Elle repense à ces chères années de lycée pendant qu’elle et Jerome suivent le gardien-chef à travers le dédale de salles situé sous l’auditorium Mingo. C’est à lui que ressemblera Brady Hartsfield, décide-t-elle, à Mike Sturdevant, en chauve, c’est tout. Et chauve, elle espère bien que Mike l’est aujourd’hui, où qu’il se trouve. Chauve… gras… prédiabétique… affligé d’une femme grincheuse et d’enfants ingrats…
Jibba-Jibba, se dit-elle.
Tu me le paieras, se dit-elle.
Gallison leur fait traverser l’atelier menuiserie et l’atelier costumes, une enfilade de loges puis un couloir assez large pour faire passer des décors de scène entiers. Le couloir aboutit à un monte-charge aux portes ouvertes. Une musique pop joyeuse résonne dans la cage de l’ascenseur. La chanson en cours parle d’amour et de danse. Rien à quoi Holly puisse s’identifier.
« Pas l’ascenseur, dit Gallison, il mène en backstage et il faudrait que vous traversiez la scène pour rejoindre l’auditorium. Écoutez, est-ce que ce type est vraiment en train d’avoir une crise cardiaque ? Et vous, vous êtes vraiment des flics ? Vous ressemblez pas à des flics. » Il dévisage Jerome. « Vous êtes trop jeune. » Puis Holly, la mine encore plus dubitative. « Et vous, vous êtes…
— Trop bizarre ? suggère Holly.
— Non, j’allais pas dire ça. »
Peut-être pas, mais c’est ce qu’il pense. Holly le sait ; une fille surnommée naguère Jibba-Jibba le sait toujours.
« J’appelle les flics, dit Gallison. Les vrais flics. Et si c’est une mauvaise plaisanterie…
— Faites ce que vous avez à faire », dit Jerome en pensant : Pourquoi pas ?
Qu’il appelle la Garde nationale s’il veut. Tout ça sera terminé, d’une façon ou d’une autre, dans les prochaines minutes. Jerome le sait, et il voit bien que Holly aussi. Le revolver que lui a donné Hodges est dans sa poche. Il le sent, lourd et étrangement tiède. À part la carabine à air comprimé qu’il a eue quand il avait neuf ou dix ans (un cadeau d’anniversaire qu’on lui avait fait malgré les réticences de sa mère), il n’a jamais porté une arme de sa vie, et celle-là lui semble vivante.
Holly désigne le côté gauche de l’ascenseur. « Et cette porte ? » Et comme Gallison ne répond pas immédiatement : « Aidez-nous. S’il vous plaît. On n’est peut-être pas des vrais flics, vous avez peut-être raison, mais il y a vraiment un type très dangereux dans le public ce soir. »
Elle prend une forte inspiration et prononce des paroles qui la stupéfient, même si elle les sait vraies : « Monsieur, nous sommes votre seule ressource. »
Gallison réfléchit, puis dit : « Par l’escalier, vous arriverez côté gauche de l’auditorium. Ça monte raide. Arrivés en haut, il y aura deux portes. Celle de gauche donne sur l’extérieur. Celle de droite donne dans l’auditorium, au niveau de la scène. Vous risquez de vous en prendre plein les tympans. »
La main sur la crosse du revolver dans sa poche, Jerome demande : « Et où se trouvent exactement les rangs handicapés ? »
38
Brady la connaît. Cette petite fille.
Au début, ça ne lui revient pas, c’est comme un mot qu’on a sur le bout de la langue. Puis, alors que le groupe entonne une chanson qui parle de faire l’amour sur la piste de danse, ça lui revient. La maison de Teaberry Lane, là où habite le garçon de compagnie de Hodges avec sa famille, le nid de nègres avec des noms de blancs. À part le chien, cela dit. Le chien s’appelle Odell, un vrai nom de nègre, ça, et Brady avait l’intention de le tuer… sauf qu’il a juste réussi à tuer sa mère.
Brady se souvient du jour où le petit nègre s’est ramené en courant au camion de Mister Délice, les chevilles encore toutes vertes d’avoir tondu la pelouse du gros flic. Et sa sœur qui couinait, Prends-moi chocolat ! S’te plaaaîît !
La sœur s’appelle Barbara, et c’est elle, grandeur nature et deux fois plus moche. Elle est assise deux rangs plus haut sur sa droite avec ses copines et une femme qui doit être sa mère. Jerome n’est pas avec elle et Brady en éprouve une satisfaction sauvage. Que Jerome vive, c’est très bien.
Mais sans sa sœur.
Ni sa mère.
Qu’il voie l’effet que ça fait.
Pendant qu’il regarde Barbara Robinson, son index se faufile sous la photo de Frankie pour se poser sur l’interrupteur de Truc 2. Il le caresse à travers la fine étoffe du T-shirt comme il avait la permission — en de rares occasions, quand il avait de la chance — de caresser les tétons de sa mère. Sur scène, le chanteur des ’Round Here fait un grand écart à se broyer les couilles (en supposant qu’il en ait) dans ce jean archiserré, puis il se relève d’un bond et s’avance au bord de la scène. Les minettes glapissent. Elles tendent les bras pour le toucher, agitant leurs mains, ongles brillants — peints de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel — dans la lumière des projecteurs.
« Est-ce que vous aimez les parcs d’attractions ? » braille Cam.
Le public hurle que oui.
« Est-ce que vous aimez les fêtes foraines ? »
Le public hurle qu’il adore les fêtes foraines.
« Est-ce qu’on vous a déjà embrassé sur la grande roue ? »
C’est des hurlements de délire maintenant. Le public est de nouveau debout, les projecteurs balaient de nouveau la foule. Brady ne voit plus le groupe, mais peu importe. Il sait déjà ce qui se prépare, car il était là pour le déchargement.
Baissant la voix dans un intime murmure amplifié, Cam dit : « Eh bien, vous allez recevoir ce baiser ce soir. »
Des flonflons de fête foraine s’élèvent — un synthétiseur Korg programmé sur un air d’orgue de Barbarie. La scène est soudain inondée d’un tourbillon de lumière : orange, bleu, rouge, vert, jaune. Des cris de surprise accueillent le décor de manèges qui commence à descendre. Le carrousel et la grande roue tournent déjà.
« VOICI LA CHANSON QUI DONNE SON TITRE À NOTRE NOUVEL ALBUM, ON ESPÈRE QUE VOUS L’AIMEZ ! » beugle Cam. Et les autres instruments commencent à se joindre au synthétiseur.
« Le désert crie dans toutes les directions, entonne Cam Knowles. Comme l’éternité, tu es ma contagion. » Brady trouve qu’il chante comme Jim Morrison après une lobotomie préfrontale. Puis le chanteur lance d’un ton joyeux : « Qui me guérira, dites-moi ? »