Le public connaît la réponse et rugit les paroles tandis que les instruments jouent plein pot.
« BÉBÉ, BÉBÉ, TU AS L’AMOUR QU’IL ME FAUT… TOI ET MOI, ON EST ACCROS… POUR MOI ÇA A JAMAIS ÉTÉ AUSSI CHAUD… »
Brady sourit. C’est le sourire béat d’un homme perturbé qui finit enfin par trouver la paix. Il baisse les yeux vers la lueur jaune du témoin lumineux en se demandant s’il vivra suffisamment longtemps pour la voir devenir verte. Puis il se retourne vers la petite négresse debout qui tape dans ses mains en remuant les fesses.
Regarde-moi, lui intime-t-il. Regarde-moi, Barbara. Je veux être la dernière chose que tu verras dans ta vie.
39
Barbara détourne les yeux des merveilles qui se déroulent sur scène juste le temps de voir si l’homme chauve en fauteuil roulant s’amuse autant qu’elle. Il est devenu, pour des raisons qui lui sont mystérieuses, son homme en fauteuil roulant. Est-ce parce qu’il lui rappelle quelqu’un ? Non, ce ne doit pas être ça. La seule personne handicapée qu’elle connaisse c’est Dustin Stevens, à l’école, et c’est qu’un petit de maternelle. Pourtant, il y a quelque chose de familier chez cet homme handicapé.
Toute cette soirée se déroule comme un rêve, et ce qu’elle voit là maintenant ressemble aussi à un rêve. D’abord, elle croit que l’homme en fauteuil roulant lui dit bonjour de la main, mais non, c’est pas ça. Il sourit… et il lui fait un doigt d’honneur. Elle veut pas y croire d’abord, mais si, c’est ça.
Il y a une femme qui s’approche de lui, qui monte les marches deux par deux, tellement vite qu’elle court presque. Et derrière elle, quasiment sur ses talons… peut-être que c’est vraiment un rêve en fait, parce qu’on dirait…
« Jerome ? » Barbara tire sur la manche de Tanya pour détourner son attention de la scène. « Maman, regarde, c’est pas… »
C’est là que tout se précipite.
40
La toute première pensée de Holly, c’est que Jerome aurait pu passer le premier en fait, parce que l’homme chauve à lunettes dans le fauteuil roulant ne regarde même pas la scène — du moins pas pour le moment. Il est tourné de biais et il regarde fixement quelqu’un dans la section centrale, et elle a même l’impression que cet ignoble salopard est en train de faire un doigt d’honneur à ce quelqu’un. Mais il est trop tard pour intervertir les rôles à présent, même si c’est lui qui a le revolver. L’homme a passé une main sous la photo encadrée posée sur ses genoux et Holly a terriblement peur que cela signifie qu’il est prêt à le faire. Si c’est le cas, il ne reste plus que quelques secondes.
Au moins, il est du côté de l’allée, se dit-elle.
Elle n’a aucun plan ; généralement, les plans les plus élaborés de Holly ne dépassent pas le plateau-télé qu’elle pourrait se préparer pour accompagner son film de la soirée, mais pour une fois son esprit confus est clair et quand elle atteint l’homme qu’ils recherchent, les mots qui lui viennent aux lèvres sonnent parfaitement juste. Divinement juste. Elle doit se pencher et crier pour se faire entendre par-dessus la rythmique amplifiée et fiévreuse du groupe et les cris de délire de toutes les filles du public.
« Mike ? Mike Sturdevant, c’est toi ? »
Brady, surpris, se détourne de sa contemplation de Barbara Robinson et à ce moment précis, Holly balance la chaussette nouée que Bill Hodges lui a donnée — son Happy Slapper — avec une force chargée d’adrénaline. Il décrit un arc-de-cercle court et brutal et entre en contact avec la tête chauve de Brady juste au-dessus de la tempe. Elle n’entend pas le bruit par-dessus la cacophonie combinée du groupe et des fans mais elle voit une partie de son crâne pas plus grande qu’une tasse à café s’incurver. Les mains de Brady s’envolent, celle qui était cachée expédie la photo de Frankie par terre où le verre se brise. On dirait que ses yeux la regardent, sauf qu’ils ont roulé dans leurs orbites et qu’on ne voit plus que la moitié inférieure de ses pupilles.
À côté de Brady, la fille aux jambes fines comme des baguettes regarde fixement Holly, horrifiée. Barbara Robinson aussi. Personne d’autre n’a rien remarqué. Ils sont tous debout, à battre des mains, à tanguer et à chanter.
« JE VEUX T’AIMER À MON GRÉ… SUR LA CÔTE EN VOITURE L’ÉTÉ… »
La bouche de Brady s’ouvre et se ferme comme celle d’un poisson qu’on vient de sortir de la rivière.
« CE SERA UN NOUVEAU JOUR POUR NOUS… JE TE FERAI DES BISOUS SUR LA GRANDE ROUE ! »
Jerome pose une main sur l’épaule de Holly et crie pour qu’elle l’entende. « Holly ! Qu’est-ce qu’il a sous son T-shirt ? »
Elle l’entend — il est si près qu’elle sent la tiédeur de son souffle contre sa joue — mais ça lui fait l’effet d’une transmission radio perturbée, la voix d’un DJ ou d’un prêcheur d’évangile diffusée depuis l’autre côté du pays en plein milieu de la nuit.
« Tiens, Mike, un petit cadeau de Jibba-Jibba », dit-elle, et elle le frappe exactement au même endroit, mais plus fort, creusant encore la dépression dans son crâne. La peau fine éclate et le sang coule, d’abord par gouttes puis en rigole, ruisselant dans son cou et colorant en pourpre sale le haut de son T-shirt bleu des ’Round Here. Cette fois-ci, la tête de Brady part sur le côté et rebondit sur son épaule droite et il commence à tressaillir et à remuer les jambes. Elle se dit, Comme un chien qui rêve qu’il chasse des lapins.
Avant que Holly ait pu balancer un autre coup de chaussette — et elle en a vachement, mais alors vachement envie —, Jerome la ceinture et la fait pivoter. « C’est bon, Holly ! Il est K-O ! Qu’est-ce que vous faites ?
— De la thérapie », dit-elle.
Et là, toute sa force la quitte. Elle s’assoit sur une marche. Ses doigts lâchent l’extrémité nouée du Happy Slapper qui tombe à côté de son pied.
Sur la scène, le groupe continue à jouer.
41
Une main le tire par le bras.
« Jerome ? Jerome ! »
Il se détourne de Holly et de la forme prostrée de Brady Hartsfield et voit sa petite sœur, les yeux écarquillés de stupeur. Sa mère est juste derrière elle. Remonté comme il l’est, ça ne surprend pas du tout Jerome, mais en même temps, il sait que le danger n’est pas neutralisé.
« Qu’est-ce que vous avez fait ? hurle une fille. Qu’est-ce que vous lui avez fait ? »
Jerome pivote et voit la fille assise de l’autre côté de Brady Hartsfield tendre la main vers lui. Jerome crie, « Holly ! Ne la laissez pas faire ! »
Holly se lève précipitamment, trébuche et manque s’affaler sur Brady. Ç’aurait assurément été la dernière chute de sa vie, mais elle arrive à rester debout et saisit les mains de la fille en fauteuil. Ses poignets sont mous et presque sans force, et Holly éprouve une seconde de pitié. Elle se penche en avant et crie pour être entendue : « Ne ne le touchez pas ! Il a une bombe, et je crois qu’elle est puissante ! »
La fille se ratatine sur son fauteuil. Elle a peut-être compris ; ou peut-être qu’elle a juste peur de Holly qui a l’air encore plus folle que d’habitude.