Brady arrive à la suivre — plus ou moins — jusqu’au LaBittique (elle veut dire le Lévitique, mais Brady n’est pas suffisamment intéressé par ce qu’elle dit pour la corriger) puis il la perd complètement, attentif juste ce qu’il faut pour lâcher un hmm-hmm ou deux à l’occasion. Ça ne le gêne pas vraiment, en fait. Au contraire, ça l’apaise, comme la musique qu’il écoute parfois sur son iPod quand il va se coucher. Freddi Linklatter est bien trop grande pour une fille ; avec son mètre quatre-vingt-cinq ou dix, elle domine largement Brady, et ce qu’elle dit est vrai : elle ressemble à une fille autant que Brady Hartsfield ressemble à Vin Diesel. Elle est fringuée d’un 501 coupe droite, de bottes de motard et d’un T-shirt blanc informe qui lui tombe sur les hanches, sans même le soupçon d’une paire de seins au travers. Ses cheveux noirs sont rasés à cinq millimètres du crâne. Elle ne porte ni boucles d’oreilles ni maquillage. Elle croit sûrement que le fond de teint Max Factor est un agent de maximisation des suçons.
Brady ponctue son monologue de ouais, hmmh-hmm et c’est clair, se demandant tout du long ce que le vieux flic a fait de sa lettre et si oui ou non il va essayer de le contacter sur le site du Parapluie de Debbie. Il sait qu’il a pris un risque en écrivant cette lettre, mais pas un très gros risque. Il a inventé une prose totalement différente de la sienne. Les chances pour que le vieux flic en tire quoi que ce soit d’intéressant sont très minces, voire inexistantes.
Le Parapluie de Debbie est légèrement plus risqué, mais si le vieux flic pense pouvoir le retrouver grâce au site, il n’est pas au bout de ses surprises. Le serveur est basé en Europe de l’Est, et là-bas, la protection de la vie privée c’est comme la propreté ici : c’est presque sacré.
« Alors y dit, Je vous jure que c’est vrai, dans notre église, y a plein de jeunes femmes chrétiennes qui pourraient vous montrer comment vous arranger, et si vous vous laissiez pousser les cheveux, vous pourriez être très jolie. Non, mais sérieux, t’y crois, toi ? Du coup, moi je réponds, Avec un peu de rouge à lèvres, toi aussi tu serais sacrément mignon. Enfile un blouson en cuir et un collier à clous et t’auras peut-être une chance de choper au Corral. Tirer ta première giclée sur “Tower of Power”. Alors là, ça le troue complètement et y me dit, Si c’est pour vous en prendre à moi personnellement… »
Et même si le vieux flic essayait de remonter la piste Internet, il faudrait d’abord qu’il remette la lettre à l’équipe scientifique, et Brady pense pas qu’il le fera. Pas tout de suite, en tout cas. Il doit forcément s’ennuyer comme un rat mort avec sa télé pour seule compagnie. Et son revolver, bien sûr, celui qu’il garde près de lui avec ses bières et ses magazines. Obsédé du revolver. Brady ne l’a jamais vraiment vu le mettre dans sa bouche mais il l’a surpris plusieurs fois avec l’arme à la main. Les gens heureux regardent pas la télé avec une arme sur les genoux.
« Alors je dis, Écoute, t’énerve pas. Mais dès que quelqu’un vient bousculer vos précieuses petites convictions, vous partez toujours au quart de tour. T’as déjà remarqué ça, chez les cathos et autres ? »
Non, jamais, mais il dit que oui.
« Sauf que celui-là, ben il m’a écoutée. Il m’a écoutée, bordel ! Et figure-toi qu’on a fini par aller prendre un café chez Hosseni’s Bakery. Où, difficile à croire, je te l’accorde, on a réussi à avoir un semblant de conversation. J’ai pas tellement foi en l’espèce humaine, mais de temps en temps… »
Brady est quasi sûr que sa lettre va requinquer le vieux flic, du moins au début. C’est pas pour rien qu’il a reçu toutes ces décorations et il saura certainement lire le message caché qui l’incite à se suicider, tout comme Mrs Trelawney s’est suicidée. Caché ? Pas tellement. C’était plutôt clair comme message. Brady pense que le flic va d’abord s’emballer. Mais quand ses petites recherches échoueront, la chute sera d’autant plus dure. Puis quand il mordra à l’hameçon du Parapluie de Debbie, à supposer qu’il y morde, ce sera du gâteau pour Brady.
Le flic doit penser, Si j’arrive à te faire parler, je pourrai t’appâter.
Sauf que Brady parierait qu’il n’a jamais lu Nietzsche ; Brady parierait que le vieux flic est plutôt du genre à lire John Grisham. S’il lit, bien sûr. Si tu regardes trop longtemps l’abîme, a écrit Nietzsche, l’abîme aussi regardera en toi. »
C’est moi l’abîme, vieux. Moi.
Le vieux flic représente très certainement un plus gros challenge que la pauvre Olivia Trelawney rongée par la culpabilité… mais réussir à la piéger avait été tellement jouissif que Brady n’a qu’une envie, recommencer. D’une certaine façon, pousser la Douce Livy à passer de l’autre côté l’avait plus fait bander que foncer dans tout ce tas de trous-du-cul sans emploi. Parce que ça avait demandé du génie. De la discipline. Ça avait demandé de l’organisation. Et le petit coup de main des flics n’avait pas fait de mal, non plus. Avaient-ils réalisé que le suicide de Douce Livy était en partie dû à leurs fausses déductions ? Huntley, sûrement pas ; jamais une telle possibilité traverserait sa caboche de flic zélé. Mais ce bon vieux Hodges… Lui doit se poser des questions. Quelques petites souris grignotant les fils électriques dans son cerveau de super-flic intelligent… Brady espère que oui. Sinon, il trouvera peut-être un moment pour le lui dire. Sous le Parapluie de Debbie.
Mais surtout, c’était lui. Brady Hartsfield. Il faut rendre à César ce qui appartient à César. Le City Center avait été un gros coup de gourdin. Pour Olivia Trelawney, il y avait été au scalpel.
« Tu m’écoutes ? » demande Freddi.
Il sourit. « J’avoue avoir perdu le fil une seconde, là. »
Ne jamais mentir quand on peut dire la vérité. La vérité n’est pas toujours bonne à dire, mais la plupart du temps, si. Il imagine sa réaction s’il lui disait, Freddi, c’est moi le Tueur à la Mercedes. Ou encore, Freddi, j’ai cinq kilos d’explosif maison dans le placard de mon sous-sol.
Elle le regarde comme si elle venait de lire dans ses pensées et pendant un instant, Brady ressent un certain malaise. Puis elle dit : « C’est tes deux boulots, mon pote. Ça va finir par t’user.
— Ouais, je sais, mais si je veux retourner à la fac, faut bien que je bosse. Et puis y a ma mère.
— La buveuse de rouge ? »
Il sourit. « Ma mère est plutôt vodka.
— Invite-moi, à l’occase, dit Freddi d’un air grave. Je la traînerai à une putain de réunion des AA.