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— Comment tu peux le savoir ? réplique Jerome. Puisque tu serais hypnotisée.

— Tu es un simplet, Jerome. Il n’y a qu’un simplet pour vouloir venir ici en bus avec cet énorme panier de bouffe !

— Avec la proclamation, on a les transports gratuits. J’adore quand c’est gratuit. »

Hodges, encore vêtu du costume qu’il portait ce matin (même s’il a remisé sa cravate dans sa poche), s’avance lentement à leur rencontre. Il ne perçoit pas le tic-tac du pacemaker dans sa poitrine — on lui a dit que ces bidules sont tout petits de nos jours —, mais il ressent néanmoins sa présence, et son activité. Parfois, il l’imagine, et dans son esprit le stimulateur cardiaque ressemble toujours à une version réduite du gadget de Hartsfield. Sauf que le sien est là pour prévenir une explosion et pas pour la déclencher.

« Les enfants », dit-il pour les accueillir. Holly n’est plus une enfant, mais elle a presque vingt ans de moins que lui, ce qui pour Hodges fait presque d’elle une gamine. Il tend la main vers le panier de pique-nique mais Jerome l’éloigne de lui.

« Non-non-non, dit-il. Je le porte. Votre cœur.

— Mon cœur va bien », dit Hodges.

Et à en croire son dernier bilan, c’est vrai, même s’il a encore du mal à le croire. Il a l’impression que tous les rescapés de crise cardiaque doivent éprouver la même sensation.

« Et vous avez bonne mine aussi, dit Jerome.

— Oui, renchérit Holly. Et, Dieu soit loué, vous avez renouvelé votre garde-robe. Vous aviez l’air d’un épouvantail la dernière fois que je vous ai vu. Combien de kilos avez-vous perdus ?

— Dix-sept », répond Hodges.

Et la pensée qui lui vient ensuite, J’aimerais que Janey soit là pour voir ça, serre son cœur régulé électroniquement.

« Bon, les Weight Watchers, en sourdine, décrète Jerome. Hols nous a prévu du champagne. Alors, je veux savoir si on a quelque chose à fêter. Ça s’est passé comment ce matin ?

— Le procureur général abandonne les poursuites. Toutes les accusations sont retirées. Billy Hodges s’en tire sans une égratignure. »

Holly se jette dans ses bras et le serre très fort. Hodges lui rend son étreinte et la gratifie d’un baiser sur la joue. Avec ses cheveux courts et son visage bien dégagé — pour la première fois depuis son enfance, mais cela Hodges l’ignore —, sa ressemblance avec Janey est frappante. C’est en même temps douloureux et réconfortant.

Jerome se sent obligé de rappeler Tyrone Feelgood Delight à la rescousse. « Missié Hodges, vous libwe ! Libwe enfin ! Dieu tout-puissant, missié, vous libwe enfin !

— Cesse de parler comme ça, Jerome, dit Holly. C’est puéril. »

Elle sort la bouteille de champagne du panier, ainsi qu’un trio de verres en plastique.

« Le procureur m’a escorté jusqu’au bureau de Daniel Silver, un juge qui a dû m’entendre témoigner des centaines de fois du temps où j’étais flic, raconte Hodges. Il m’a remonté les bretelles pendant dix minutes et m’a dit que mon comportement inconsidéré avait mis la vie de quatre mille personnes en danger. »

Jerome est scandalisé. « C’est honteux ! C’est grâce à vous si ces gens sont encore en vie !

— Non, dit doucement Hodges. C’est grâce à toi et Holly.

— Si Hartsfield ne vous avait pas contacté pour commencer, les flics seraient encore en train de le chercher. Et ces quatre mille personnes seraient mortes. »

Vrai ou pas, Hodges n’est pas mécontent du tour qu’ont pris les événements au Mingo. Ce dont il n’arrive pas à se remettre en revanche — et il n’y arrivera jamais —, c’est de ce qui est arrivé à Janey. Silver l’a accusé d’avoir joué un « rôle-clé » dans son décès… et c’est peut-être bien la vérité. Mais Hartsfield n’aurait pas hésité à réitérer son exploit, et si ce n’avait pas été au concert des ’Round Here, aux Journées Professionnelles à l’Embassy, où n’importe où ailleurs. Il y avait pris goût. On est donc en présence d’une équation cruelle : la vie de Janey en échange de toutes celles de ces victimes potentielles. Et si cela s’était produit au concert, deux de ces victimes auraient été la sœur et la mère de Jerome.

« Et vous avez répondu quoi ? demande Holly. Vous lui avez répondu quoi, au juge ?

— Rien. Quand on est convoqué pour recevoir la fessée, la seule chose à faire, c’est de serrer les dents et d’encaisser.

— C’est pour ça que vous n’étiez pas avec nous à la remise de la médaille. Ni à la proclamation. Ces peaux de vache vous ont puni !

— J’imagine, oui », dit Hodges.

Quoique, si les autorités s’imaginaient le punir, elles se trompaient. La dernière chose qu’il aurait voulue, c’est qu’on lui passe une médaille autour du cou et qu’on lui remette les clés de la ville. Il a été flic pendant quarante ans. C’est ça ses clés de la ville.

« Dommage pour vous, dit Jerome. Vous prendrez jamais le bus gratis.

— Comment ça se passe à Lake Avenue, Holly ? Vous trouvez vos marques ?

— Ça va mieux », répond Holly. Elle est en train d’opérer sur le bouchon du champagne avec une délicatesse de chirurgien. « Je dors de nouveau toute la nuit. Et je vois le Dr Leibowitz deux fois par semaine. Elle m’aide beaucoup.

— Et avec votre mère, ça s’arrange ? » Ça, il sait que c’est un sujet épineux, mais il a le sentiment qu’il doit l’aborder, au moins cette fois-ci. « Elle appelle toujours cinq fois par jour pour vous supplier de rentrer à Cincinatti ?

— Elle a réduit à deux fois par jour, répond Holly. Première des choses le matin, et dernière chose le soir. Elle est seule. Elle est plus inquiète pour elle que pour moi. C’est dur de changer de vie quand on est vieux. »

À qui le dis-tu, pense Hodges. « C’est une remarque très judicieuse, Holly.

— Le Dr Leibowitz dit que les habitudes ont la vie dure. C’est dur pour moi d’arrêter de fumer, et c’est dur pour maman de s’habituer à vivre seule. Et aussi de réaliser que je ne suis pas obligée de rester la gamine de quatorze ans blottie dans sa baignoire ad vitam æternam. »

Ils se taisent un instant. Sur le terrain no 3 de Petite Ligue, un corbeau prend possession de la plaque du lanceur et pousse un croassement triomphal.

C’est le testament de Janelle Patterson qui a rendu possible la séparation de Holly d’avec sa mère. Le plus gros de la succession de Janey — qu’elle avait héritée d’une autre des victimes de Brady Hartsfield — est allé à Oncle Henry Sirois et à Tante Charlotte Gibney, mais Janey a aussi légué un demi-million de dollars à sa cousine Holly. L’argent était placé dans un fonds administré par Mr George Schron, l’avocat dont Janey avait aussi hérité par sa sœur Olivia. Hodges ne sait absolument pas quand Janey a pris ces dispositions. Ni pourquoi elle les a prises. Il ne croit pas aux prémonitions, et pourtant…

Pourtant.

Charlotte avait opposé un refus formel au déménagement de Holly, prétendant que sa fille n’était pas prête à vivre seule. Vu que Holly frisait la cinquantaine, autant dire qu’elle ne serait jamais prête. Holly s’estimait prête et, avec l’aide de Hodges, elle avait convaincu Schron qu’elle se débrouillerait.

Pour Schron, le fait qu’elle soit une héroïne ayant été interviewée par toutes les grandes chaînes de télé avait sans aucun doute compté. Pas pour sa mère ; curieusement, c’était le statut d’héroïne de Holly qui consternait le plus cette dame. Jamais Charlotte n’accepterait entièrement l’idée que sa fille à l’équilibre psychologique fragile avait joué un rôle crucial (peut-être même le rôle crucial) dans la prévention d’un nouveau massacre des innocents.