— Ça marchera pas. Tu sais ce que disait Dorothy Parker, non ? Tu peux faire accéder une pute à la culture mais tu peux pas la faire réfléchir. »
Freddi hésite un instant puis rejette la tête en arrière et part d’un rire rauque de fumeuse de Marlboro. « Je sais pas qui est Dorothy Parker mais je m’en souviendrai de celle-là. » Elle se calme. « Non, mais sérieusement, pourquoi tu demandes pas à Frobisher de te donner plus d’heures ? Cet autre boulot que tu te tapes, c’est du pipi de chat.
— Je vais te dire, moi, pourquoi y demande pas plus d’heures à Frobisher », dit Anthony en arrivant sur la plateforme de chargement.
Anthony Frobisher est un jeune gars avec de grosses lunettes qui lui donnent un air de geek. L’air qu’ont la plupart des employés de Discount Electronix. Brady aussi est jeune, mais moins laid que Tones Frobisher. Ça ne veut pas dire qu’il est beau pour autant. Mais ça ne le dérange pas. Brady est disposé à s’accommoder de quelconque.
« Vas-y, balance », dit Freddi en écrasant sa cigarette. De l’autre côté de la plateforme de chargement, à l’arrière de l’entrepôt qui délimite le côté sud du centre commercial de Birch Hill, sont garées les voitures des employés (de vieux clous pour la plupart) ainsi que trois Coccinelle vert pétard. Celles-ci sont toujours rutilantes et ce matin, le soleil de fin de printemps scintille sur leurs pare-brise. Sur les portières, peint en bleu, il y a écrit, DES PROBLÈMES D’ORDINATEUR ? APPELEZ DISCOUNT ELECTRONIX, LA CYBER PATROUILLE !
« Circuit City est mort et Best Buy bat de l’aile, déclare Frobisher d’une voix professorale. Et Discount Electronix aussi bat de l’aile, de même qu’un certain nombre d’entreprises maintenues en survie artificielle grâce à la révolution numérique : les journaux, les maisons d’édition, les disquaires, la poste. Pour n’en citer que quelques-unes.
— Les disquaires ? demande Freddi en s’allumant une autre cigarette. C’est quoi un disquaire ?
— Hilarant, réplique Frobisher. J’ai un ami qui dit que les lesbiennes sont dépourvues de sens de l’humour…
— T’as des amis ? Waouh. Qui l’eût cru ?
— … mais apparemment, il se trompe. Si vous ne faites pas plus d’heures, c’est parce que le magasin ne vend plus que des ordinateurs. Et les pas chers fabriqués en Chine et aux Philippines. La grande majorité de notre clientèle n’est plus intéressée par les autres conneries que l’on vend. » Brady se dit qu’il n’y a que Tones Frobisher pour dire la grande majorité. « C’est en partie à cause de la révolution technologique, mais c’est aussi parce que… »
Freddi et Brady scandent à l’unisson : « … Barack Obama est la plus grosse erreur que ce pays ait jamais faite ! »
Frobisher les regarde avec amertume pendant un instant puis dit : « Bon, ça prouve que vous m’écoutez. Brady, tu finis à deux heures, c’est ça ?
— Oui, mon autre boulot commence à trois. »
Frobisher plisse l’énorme pif qu’il a au milieu de la figure pour montrer à Brady ce qu’il pense de son autre boulot. « J’ai cru entendre que tu voulais reprendre tes études ? »
Brady ne répond pas, il sait que quoi qu’il dise, ça risque d’être la mauvaise réponse. Anthony ne doit pas savoir que Brady ne l’aime pas. Le déteste carrément. Brady déteste tout le monde, même la pochetronne qui lui sert de mère, mais comme dit cette vieille chanson country : personne a besoin de le savoir pour le moment.
« T’as vingt-huit ans, Brady. Assez vieux pour plus être en couverture restreinte pour ton assurance automobile — ce qui est une bonne chose — mais peut-être un tout petit peu trop vieux pour te lancer dans une formation en ingénierie électrique. Ou en programmation informatique, d’ailleurs.
— Fais pas ton chieur, Frobishieur, dit Freddi.
— Si dire la vérité c’est faire son chieur, alors ainsi soit-il.
— Ouais, c’est ça, tu vas rentrer dans l’Histoire. Frobishieur le Gérant Diseur-de-Vérité de Discount Electronix. On parlera de toi dans les manuels scolaires.
— Moi, un peu de vérité me dérange pas, dit Brady doucement.
— Bien. Faire l’inventaire et l’étiquetage des DVD non plus, ça fait pas de mal. Au boulot. »
Brady hoche la tête avec bonhomie, se lève et frotte le fond de son pantalon pour en nettoyer la poussière. La remise de cinquante pour cent sur les DVD ne commence que la semaine prochaine ; la direction, dont le siège se trouve dans le New Jersey, a exigé que DE écoule tout son stock de DVD d’ici à janvier 2011. Cette gamme de produits, jadis rentable, a été mise au tapis par Netflix et RedBox. Bientôt, le magasin ne vendra plus que des ordinateurs de bureau (fabriqués en Chine et aux Philippines) et des écrans plats, que peu de gens ont les moyens de se payer en ces temps de profonde récession.
« Et toi, dit Frobisher en se tournant vers Freddi, t’as un dépannage à faire. » Il lui tend un bon de travail rose. « Une vieille qu’a l’écran bloqué. D’après ce qu’elle dit.
— Bien, mon capitan. Je vis pour servir. »
Elle se lève, fait le salut militaire et lui arrache des mains le bon de mission.
« Rentre ton T-shirt. Mets ta casquette : épargne à ta cliente la vue déplaisante de cette coupe de cheveux bizarre. Et roule pas trop vite. Chope une autre amende et la vie telle que tu la connais chez Discount Electronix est terminée. Ah, oui, et aussi, ramasse tes putains de mégots de cigarettes avant de partir. »
Il disparaît à l’intérieur avant qu’elle puisse lui rétorquer quoi que se soit.
« Étiquetage de DVD pour toi, mamie avec un clavier rempli de miettes de gâteaux pour moi », dit Freddi en sautant à terre et en mettant sa casquette. Elle plie négligemment le papier en deux et sans même jeter un coup d’œil à ses mégots de cigarettes, s’éloigne vers les Coccinelle. Elle prend tout de même le temps de s’arrêter pour se retourner vers Brady, les mains posées sur ses hanches inexistantes. « C’est pas du tout la vie que je m’imaginais avoir quand j’avais dix ans.
— Moi non plus », répond Brady calmement.
Il la regarde s’éloigner pour voler au secours d’une vieille sûrement en train de devenir dingue parce qu’elle n’arrive pas à télécharger sa recette préférée de tarte aux pommes sans pommes. Cette fois, Brady se demande ce que dirait Freddi s’il lui racontait à quoi ressemblait sa vie quand il était gosse. Quand il avait tué son frère. Et que sa mère avait couvert le crime.
Pourquoi elle l’aurait pas fait, d’abord ?
Après tout, c’était son idée à elle.
12
Pendant que Brady colle des étiquettes jaunes — 50 % sur des vieux DVD de Tarantino et que Freddi est partie dépanner Mme Vera Willkins à l’ouest de la ville (c’est son clavier, en fin de compte, qui était rempli de miettes de gâteaux), Bill Hodges quitte Lowbriar, la quatre-voies qui coupe la ville en deux et donne son nom à Lowtown, et tourne dans le parking adjacent à DeMasio’s, Ristorante Italiano. Pas besoin d’être Sherlock Holmes pour deviner que Pete est arrivé le premier. Hodges se gare à côté d’une Chevrolet grise banale à pneus noirs qui crie quasiment POLICE URBAINE sur tous les toits et descend de sa vieille Toyota, qui elle crie carrément VIEUX RETRAITÉ. Il pose la main sur le capot de la Chevrolet. Encore chaud. Pete le bat d’une courte longueur.
Il s’arrête un instant pour jouir de cette fin de matinée avec son soleil radieux et ses ombres découpées, regard tourné vers le pont qui enjambe la quatre-voies un peu plus bas. Il a été tagué à mort par les gangs et même s’il est désert à cette heure (midi c’est le moment du petit-déjeuner pour les plus jeunes citoyens de Lowtown), il sait que s’il mettait le pied là-dessous, la puanteur aigre de vin et whisky bon marché le saisirait. Des tessons de bouteilles brisées craqueraient sous ses pas. Dans le caniveau, d’autres bouteilles. Le genre petites en verre marron.