La mère âgée de Mrs T., Elizabeth Wharton, vivait dans un appartement — un très bel appartement avec des pièces aussi démesurées que des promesses de candidats aux élections — dans une copropriété de luxe sur Lake Avenue. Il y avait la place de loger une femme de ménage à demeure, et une infirmière venait trois jours par semaine. Mrs Wharton souffrait d’une scoliose avancée et c’était ses cachets d’Oxycontin que sa fille avait chipés dans l’armoire à pharmacie quand elle avait décidé d’en finir.
Le suicide prouve la culpabilité. C’était le lieutenant Morrissey qui avait dit ça, mais pour sa part Hodges a toujours eu des doutes, et dernièrement, ces doutes sont revenus plus forts que jamais. Ce qu’il sait maintenant, c’est qu’il n’y a pas que la culpabilité qui pousse les gens à se suicider.
Des fois, tu peux tout simplement te lasser de regarder la télé l’après-midi.
14
Deux voitures de patrouille avaient trouvé la Mercedes une heure après le massacre. Elle était garée derrière l’un des entrepôts encombrant les rives du lac.
L’immense enceinte bitumée était remplie de vieux conteneurs rouillés dressés tels les monolithes de l’île de Pâques. La Mercedes grise était négligemment rangée entre deux d’entre eux. Le temps que Hodges et Pete arrivent, cinq voitures de police s’étaient déjà garées dans la zone, deux d’entre elles nez à nez devant le pare-chocs arrière de la Mercedes, comme si les flics s’attendaient à ce que la grosse berline grise redémarre toute seule, comme la vieille Plymouth dans ce film d’horreur, et taille la route. La brume s’était condensée en une légère bruine. Les gyrophares des véhicules de patrouille illuminaient les gouttelettes par pulsations de lumière bleue.
Hodges et Pete s’approchèrent de l’attroupement de policiers. Pendant que Pete Huntley discutait avec les deux agents qui avaient découvert la voiture, Hodges en fit le tour. L’avant de la SL500 n’était que légèrement cabossé — la fameuse technologie allemande —, mais le capot et le pare-brise étaient éclaboussés de sang. Une manche de chemise couverte de sang séché était coincée dans la calandre. Plus tard, elle serait identifiée comme appartenant à August Odenkirk, l’une des victimes. Il y avait quelque chose d’autre. Quelque chose qui brillait même dans cette pâle lumière matinale. Hodges s’agenouilla pour y regarder de plus près. Il était toujours dans cette position quand Huntley l’avait rejoint.
« C’est quoi ce truc ? demanda Pete.
— On dirait une alliance », répondit Hodges.
C’en était une. L’alliance en or pur appartenait à Francine Reis, trente-neuf ans, domiciliée à Squirrel Ridge Road, et fut finalement restituée à sa famille. Francine dut être inhumée avec son alliance à l’annulaire de la main droite car trois doigts de sa main gauche avaient été arrachés. Le médecin légiste en avait déduit qu’elle avait dû lever la main dans un geste instinctif pour se protéger de la Mercedes fonçant sur elle. Deux de ses doigts avaient été retrouvés sur le lieu du crime peu avant midi le onze avril. L’index n’avait jamais été retrouvé. Hodges pensait qu’une mouette — l’un de ces gros goélands qui patrouillaient le long du lac — avait dû s’en emparer et l’emporter. Il préférait cette idée à l’épouvantable alternative qu’un survivant du City Center puisse l’avoir trouvé et gardé en souvenir.
Hodges se releva et fit signe d’approcher à un flic de la patrouille motorisée. « On va avoir besoin d’une bâche avant que la pluie fasse disparaître toutes…
— Elle arrive, dit le flic, puis, pointant son pouce en direction de Pete : Premier truc qu’il nous a dit.
— Quel homme ! » dit Hodges à son coéquipier en jouant plutôt bien la bigote, mais le sourire que Pete lui rendit était aussi blême que le jour. Pete regardait l’avant carré et maculé de sang de la Mercedes et l’anneau coincé dans le chrome.
Un autre flic arriva, calepin en main ouvert sur une page déjà gondolée par l’humidité. Son badge indiquait F. SHAMMINGTON. « Voiture immatriculée au nom de Mrs Olivia Trelawney, 129 Lilac Drive. C’est à Sugar Heights.
— Où la plupart des braves Mercedes rentrent passer la nuit quand leur longue journée de travail est finie, dit Hodges. Voyez si elle est chez elle, agent Shammington. Si elle n’y est pas, tâchez de la localiser. Vous pouvez faire ça ?
— Oui, monsieur, bien sûr.
— Contrôle de routine, hein ? Enquête pour voiture volée.
— C’est comme si c’était fait. »
Hodges se tourna vers Pete. « Avant de l’habitacle. T’as noté quelque chose ?
— Airbags pas déclenchés. Il les a désactivés. Signe de préméditation.
— Signe aussi qu’il savait comment les désactiver. Et le masque, t’en penses quoi ? »
Pete examina l’intérieur à travers les gouttelettes de pluie constellant la fenêtre côté passager tout en prenant soin de ne pas toucher la vitre. Sur le siège en cuir du conducteur était posé un masque en caoutchouc, le genre que l’on enfile. Deux touffes de cheveux orange type Bozo se dressaient comme des cornes au-dessus des tempes. Le nez était un gros bulbe rouge. Sans tête à l’intérieur pour l’étirer, le grand sourire rouge s’était transformé en rictus.
« Putain, ça fout les jetons. T’as déjà vu le film avec le clown qui vit dans les égouts ? »
Hodges secoua la tête. Plus tard — quelques semaines avant sa retraite —, il acheta le DVD et vit que Pete avait raison. Le visage du masque ressemblait à s’y méprendre à celui de Grippe-Sou, le clown du film.
Ils firent de nouveau le tour de la voiture, remarquant cette fois la présence de sang sur les pneus et le bas de caisse. La pluie allait faire disparaître beaucoup de preuves avant que la bâche et les techniciens n’arrivent ; il était à peine six heures vingt du matin.
« Messieurs ! » appela Hodges. Et quand ils furent tous réunis : « Qui a un portable avec appareil photo ? »
Ils en avaient tous. Hodges leur ordonna de se placer tout autour de ce qu’il appelait déjà dans sa tête la voiture-de-la-mort — comme ça, tout attaché — et ils commencèrent à mitrailler.
L’agent Shammington se tenait un peu à l’écart, parlant au téléphone. Pete lui fit signe d’approcher. « Vous avez un âge pour la dénommée Trelawney ? »
Shammington consulta son calepin. « Date de naissance sur son permis de conduire, 3 février 1957. Ce qui lui fait… euh…
— Cinquante-deux », dit Hodges.
Pete et lui travaillaient ensemble depuis une dizaine d’années et beaucoup de choses entre eux ne passaient désormais plus par la parole. Olivia Trelawney avait le profil type des victimes du Violeur du Parc mais ne collait pas du tout avec le personnage du tueur fou. Ils savaient tous deux que n’importe qui pouvait perdre le contrôle de son véhicule et foncer accidentellement sur un groupe de gens — il y avait à peine cinq ans, dans cette même ville, un homme dans les quatre-vingts ans et à la limite de la sénilité avait foncé sur une terrasse de café avec sa Buick Electra, faisant un mort et une demi-douzaine de blessés — mais Olivia Trelawney ne correspondait pas non plus à ce profil. Trop jeune.
Et il y avait le masque.
Mais…
Mais.