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Dix minutes plus tard, Patti Cray se réveilla en pleurs. Sa maman (bébé maman, pensa Augie) sursauta légèrement, poussa un ronflement de cheval, releva la tête et essaya de sortir l’enfant du porte-bébé. Elle n’y arrivait pas seule ; les jambes de l’enfant étaient coincées. Augie intervint et l’aida en tenant les bretelles du porte-bébé. Alors que Patti émergeait enfin, hurlant de plus belle, il remarqua que son minuscule manteau rose et son bonnet assorti étaient couverts de gouttelettes.

« Elle a faim, dit Janice. Il faut que je lui donne le sein, mais elle a aussi mouillé sa couche, je le sens à travers son pantalon. Mon Dieu, je vais pas la changer ici — regardez toute cette brume ! »

Augie se demandait quelle étrange divinité avait fait en sorte que ce soit lui qui se trouve juste derrière elle dans cette file immense. Il se demandait aussi comment diable cette femme allait s’en sortir — pas seulement les dix-huit prochaines années de sa vie, où elle serait responsable de sa fille, mais durant toute sa vie. Sortir par une nuit pareille, sans rien d’autre qu’un sac de couches ! Être désespérée à ce point !

Il avait posé son sac de couchage par terre. Et maintenant il s’accroupissait pour dénouer les liens, le dérouler et ouvrir la fermeture Éclair. « Mettez-vous là-dedans. Réchauffez-vous et réchauffez-la, elle. Je vous passerai tous les trucs dont vous avez besoin. »

Elle l’observa, son bébé dans les bras pleurant et gesticulant. « Vous êtes marié, Augie ?

— Divorcé.

— Des enfants ? »

Il secoua la tête.

« Pourquoi êtes-vous aussi gentil avec nous ?

— Regardez où nous en sommes », dit-il, puis il haussa les épaules.

Elle le regarda encore un instant, hésitante, puis lui tendit le bébé. Augie le tenait à bout de bras, fasciné par son visage rouge de colère et de pleurs, la morve coulant au bout de son tout petit nez retroussé et ses jambes battant l’air dans sa grenouillère de flanelle. Janice se faufila dans le sac de couchage puis tendit les bras vers Augie. « Passez-la-moi, s’il vous plaît. »

Augie s’exécuta et la femme s’enfonça plus profondément dans le duvet. À côté d’eux, où la file avait commencé à se dédoubler, deux jeunes hommes les regardaient.

« Occupez-vous de vos oignons, les gars », dit Augie, et ils détournèrent le regard.

« Vous pouvez me passer une couche, s’il vous plaît ? » demanda Janice depuis le sac de couchage. « Je vais devoir la changer avant de la faire téter. »

Il posa un genou sur le bitume mouillé et ouvrit le sac matelassé. L’espace d’un instant, il fut surpris d’y trouver des couches en tissu et non des Pampers, puis il comprit. Elles étaient réutilisables. Cette fille était peut-être pleine de ressources finalement.

« Il y a une bouteille de Baby Magic aussi. Vous la voulez ? »

Depuis le sac de couchage, d’où dépassait seulement une touffe de cheveux châtains : « Oui, s’il vous plaît. »

Il lui passa la lotion et la couche. Le duvet commença à remuer et à faire des bonds. Au début, les pleurs s’intensifièrent. Plus bas, depuis un autre méandre dans la file, perdue dans la brume épaisse, une voix cria : « Mais faites-le taire, bordel ! » Une autre voix ajouta : « C’est les services sociaux qu’il faudrait appeler. »

Augie attendait en regardant le sac de couchage. Quand le duvet cessa enfin de remuer, une main en sortit brandissant une couche. « Vous pouvez la mettre dans le sac ? Il y a un sac en plastique pour les couches sales. » Elle sortit la tête et le fixa comme une taupe depuis son trou. « C’est pas du caca, c’est juste mouillé. »

Augie attrapa la couche, la mit dans le sac en plastique (avec COSTCO écrit dessus) et referma le sac de bébé matelassé. Les pleurs provenant du sac de couchage (tous ces sacs, pensa-t-il) continuèrent pendant une minute ou deux puis stoppèrent net quand Patti commença à téter au milieu du parking du City Center. Au-dessus de la rangée de portes qui n’ouvriraient que dans six heures, la banderole lâcha un unique flap apathique.

Mais bien sûr, pensa Augie. Et si on se gave de vitamine C, on n’attrapera jamais le sida.

Vingt minutes s’écoulèrent. D’autres voitures arrivaient depuis Marlborough Street. Et d’autres gens s’ajoutaient à la file. Augie estima qu’il devait déjà y avoir dans les quatre cents personnes. À ce rythme-là, ils seraient bien deux mille à attendre que les portes s’ouvrent à neuf heures, et ce n’était qu’une estimation prudente.

Si on me propose cuisto chez McDo, je prends ?

Probablement.

Et accueil à Walmart ?

Probable aussi. Un grand sourire et un comment allez-vous, aujourd’hui ? Augie pensait qu’il pourrait carrément faire l’affaire dans ce genre de boulot.

Je suis quelqu’un de très sociable, pensa-t-il, et il rigola.

Depuis le sac de couchage : « Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ?

— Rien, dit-il. Câlinez-moi cette petite.

— C’est ce que je fais. »

Un sourire dans la voix.

À trois heures trente, il s’agenouilla pour relever le rabat du duvet et jeter un coup d’œil à l’intérieur. Janice Cray dormait profondément, recroquevillée sur elle-même, son bébé contre son sein. Ça lui fit penser aux Raisins de la colère. C’était quoi déjà le nom de la fille ? Celle qui finit par donner le sein à l’homme ? Un nom de fleur. Lily ? Non. Marguerite ? Certainement pas. Il avait envie de mettre les mains en porte-voix et de crier à la foule, QUI A LU LES RAISINS DE LA COLÈRE ?

En se relevant (souriant d’une telle absurdité), le nom lui revint. Rose. C’était le nom de la fille dans Les Raisins de la colère. Mais pas seulement Rose ; Rose de Saron. Un nom biblique, pensa-t-il sans en être vraiment sûr ; il n’avait jamais lu la Bible.

Il regarda le sac de couchage où il avait imaginé passer quelques heures de la nuit et repensa à Janice Cray voulant s’excuser pour Columbine, le 11-Septembre et Barry Bonds. Elle aurait probablement voulu faire de même pour le réchauffement climatique. Peut-être que quand tout ça serait derrière eux et qu’ils auraient retrouvé un emploi stable — ou pas ; ce qui était tout aussi probable —, il lui offrirait le petit-déjeuner. Pas un rencard, ni rien, juste des œufs brouillés et du bacon. Après quoi, ils ne se reverraient plus jamais.

Les gens continuaient d’arriver. Ils se dirigeaient vers la zone délimitée par les rubans jaunes et leurs inscriptions impudentes : NE PAS FRANCHIR. Une fois la zone remplie, la file commença à s’étendre jusqu’au parking. Ce qui surprenait Augie — et le mettait mal à l’aise —, c’était le silence qui régnait. Comme s’ils savaient tous que cette mission était perdue d’avance et qu’ils attendaient juste une confirmation officielle.

Un autre flap apathique de la banderole.

Et la brume qui continuait à s’épaissir.

Peu après cinq heures, Augie sortit de son demi-sommeil, frappa ses pieds pour les désengourdir et constata qu’une désagréable lumière métallique filtrait dans l’air. On était bien loin de l’aurore aux doigts de rose du poète et des vieux films en Technicolor ; c’était l’anti-aurore par excellence, froide et pâle comme les joues d’un cadavre trépassé de la veille.