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Ils sont en train de se demander si je file vers le Pays de la Démence à bord de l’Alzheimer Express, pense-t-il.

Il sourit à Elaine — de son plus beau sourire, large et charmeur. « Pete et moi étions en train de reparler de vieux dossiers. Un en particulier. J’étais en train de me le repasser. Désolé. Je file. »

Mais en se levant, il chancelle et cogne la table, renversant le verre d’eau à moitié vide au passage. Elaine l’attrape par l’épaule pour l’empêcher de tomber, la mine plus inquiète que jamais.

« Inspecteur… monsieur Hodges, ça va aller pour conduire ?

— Bien sûr », répond-il un peu trop vivement. Il a des fourmis qui lui cavalent des talons à l’entrejambe et repartent dans l’autre sens. « Je n’ai bu que deux verres de bière. Pete a bu le reste. J’ai les jambes ankylosées, c’est tout.

— Ah. Ça va mieux, là ?

— Oui, oui. »

Et ses jambes vont mieux, en effet. Dieu merci. Il se rappelle avoir lu quelque part que les hommes d’un certain âge, surtout les hommes d’un certain âge en surpoids, ne doivent pas rester assis trop longtemps. Un caillot de sang peut se former derrière le genou. Et quand tu te lèves, c’est le caillot qui cavale jusqu’au cœur et bye bye Birdie.

Elaine le raccompagne jusqu’à la porte. Hodges se surprend à penser à l’infirmière qui s’occupait de la mère de Mrs T. C’était quoi son nom, déjà ? Harris ? Non, ça c’était la femme de ménage. L’infirmière, c’était Greene. Quand Mrs Wharton voulait aller au salon ou faire un tour au petit coin, est-ce que Mrs Greene l’escortait de la manière dont l’escortait Elaine maintenant ? Bien sûr que oui.

« Elaine, je vais bien, merci, dit-il. Vraiment. J’ai l’esprit clair et j’ai retrouvé l’équilibre. » Il écarte les bras pour le prouver.

« D’accord, dit-elle. Revenez vite nous voir, n’attendez pas aussi longtemps la prochaine fois.

— Promis. »

Il consulte sa montre en sortant sous le soleil radieux. Quatorze heures passées. Il est en train de louper ses émissions de télé de l’après-midi et s’en moque pas mal. La juge aux affaires familiales et le psy nazi peuvent aller se faire foutre. Et l’un par l’autre, s’ils veulent.

21

Il marche lentement vers le parking où les seules voitures qui restent, sans compter la sienne, sont celles des employés du restaurant. Il sort ses clés et les fait sauter dans le creux de sa main. Contrairement à celles de Mrs T., les siennes sont accrochées à un anneau. Et oui, il a un porte-clés — un petit rectangle en plastique renfermant la photo de sa fille. Allie quand elle avait dix-sept ans, radieuse dans sa tenue de lacrosse du lycée de City High.

En ce qui concernait les clés de la Mercedes, Mrs Trelawney n’en avait jamais démordu. À chaque interrogatoire, elle persistait à dire qu’elle avait toujours eu un seul jeu de clés. Même quand Pete Huntley lui avait montré la facture indiquant CLÉS (2) dans la liste des accessoires fournis avec la voiture lorsqu’elle en avait pris possession en 2004, elle avait continué à nier. Elle disait que la facture était erronée. Hodges se souvient de la certitude d’acier de sa voix.

Pete dirait qu’elle avait fini par avouer. Pas besoin de laisser un mot : le suicide est une confession en soi. Son mur de déni avait fini par s’effondrer. Comme le type qui s’est enfui après avoir écrasé quelqu’un finit par vider tout son sac. Oui, c’est vrai, c’était un enfant, pas un chien. C’était un enfant et j’étais en train de regarder mon portable pour voir qui m’avait appelé et je l’ai tué.

Hodges se rappelle comment chaque interrogatoire successif de Mrs T. avait produit une sorte d’étrange effet boule de neige. Plus elle niait, plus ils l’exécraient. Pas seulement Hodges et Huntley mais toute la brigade. Et plus ils l’exécraient, plus ardemment elle niait. Parce qu’elle savait ce qu’ils ressentaient pour elle. Oh, que oui. Elle était certes égocentrique, mais pas stu…

Hodges s’arrête, une main sur la poignée brûlante de sa voiture, l’autre en visière. Il regarde le passage obscur sous le pont autoroutier. C’est le milieu de l’après-midi et les citoyens de Lowtown ont commencé à sortir de leurs cryptes. Quatre d’entre eux sont tapis dans l’obscurité du pont. Trois grands et un petit. On dirait que les trois grands bousculent le petit. Alors que Hodges les regarde toujours, l’un d’eux arrache le sac à dos du petit, provoquant une explosion de rires de trolls.

Hodges, comme en flânant, commence à descendre le trottoir lézardé jusqu’au pont. Il n’y réfléchit même pas et prend tout son temps. Il met les mains dans les poches de sa veste. Camions et voitures défilent dans un grondement sur la bretelle d’autoroute, projetant leurs formes sur les rues en contrebas dans un kaléidoscope d’ombres et de lumières. Il entend l’un des trolls demander au petit combien d’argent il a sur lui.

« J’ai pas d’argent, répond le gosse. Laissez-moi tranquille.

— Vide tes poches, on verra bien », lui ordonne Troll Deux.

Le gosse préfère tenter la fuite. Mais Troll Trois le ceinture par-derrière au niveau de sa maigre poitrine. Troll Un lui attrape les poches. « Hey yo ! c’est pas des billets qu’j’entends craquer ? » qu’il fait, et le visage du petit se crispe pour ne pas pleurer.

« Si mon frère i’ vous retrouve, i’ vous cassera la gueule.

— Oouh, j’ai peur, dit Troll Un. Arrête ou je vais me pisser de… »

Puis il aperçoit Hodges s’approchant d’eux dans la pénombre, précédé de son ventre. Les mains bien enfouies dans les poches de son vieux veston pied-de-poule informe, celui rapiécé aux coudes, celui dont il n’arrive pas à se séparer même s’il sait qu’il est archi-usé.

« Qu’est-ce tu veux ? » demande Troll Trois. Il ceinture toujours le môme par-derrière.

Hodges hésite à prendre une voix traînante à la John Wayne puis abandonne l’idée. Le seul Wayne que ces petites frappes doivent connaître, c’est Lil Wayne. « Je veux que vous laissiez le petit homme tranquille, dit-il. Et foutez le camp d’ici. Vite. »

Troll Un lâche les poches du petit. Il porte un sweat à capuche et la casquette de rigueur des Yankees. Il met ses mains sur ses hanches minces et penche la tête d’un air amusé. « Va t’ faire mettre, gros lard. »

Hodges ne tergiverse pas. Ils sont trois, après tout. Il sort le Happy Slapper de sa poche droite, content de son poids rassurant dans sa main. Le Slapper est une chaussette écossaise. Le pied est rempli de billes en métal. La tige est nouée au niveau de la cheville pour éviter que les billes d’acier ne s’échappent. Hodges la balance en direction du cou de Troll Un, en un arc-de-cercle horizontal et tendu, en faisant bien attention de ne pas viser sa pomme d’Adam : tu touches un mec à cet endroit, tu risques de le tuer, et ensuite on te colle dans les bureaux à perpète.

On entend un bruit sourd métallique. Troll Un perd l’équilibre, son air amusé se muant en douloureuse surprise. Il trébuche et tombe du trottoir sur la chaussée. Il roule sur le dos, suffoquant, étreignant son cou, les yeux fixés sur le plafond du pont au-dessus de lui.

Troll Trois s’approche. « Putain de… », commence-t-il, et là Hodges lève la jambe (plus aucune fourmi, Dieu merci) et lui balance un vif coup de pied dans les parties. Il entend son pantalon craquer et a le temps de penser, Quel gros cul. Troll Trois lâche un hurlement de douleur. Ici, dessous, avec le bruit des voitures et des camions au-dessus de leurs têtes, son cri est bizarrement aplati. Il se plie en deux.