Dans son costard, tiré à quatre épingles, le présentateur arpente la scène en saluant le public de la main. Hodges regarde cette émission quasiment tous les jours depuis qu’il est retraité des forces de police, et selon lui cet homme est trop intelligent pour ce boulot, un boulot qui s’apparente plutôt à faire de la plongée sous-marine dans les égouts de la ville sans combinaison. Il trouve que c’est le genre de type qui pourrait se suicider à la grande stupeur de ses proches et de tous ses amis… c’était quelqu’un d’extrêmement gai, et comme il allait bien la dernière fois qu’ils l’avaient vu…
À cette pensée, Hodges donne une autre caresse distraite à son arme. C’est le modèle Victory. Une vieillerie, mais une vieillerie qu’a du coffre. Pendant ses années de service, son arme avait été un Glock .40. C’est lui-même qui se l’était acheté — tous les officiers de police de la ville sont censés s’acheter leur arme de service — et maintenant, le Glock repose dans le coffre-fort de sa chambre. En sûreté. Il l’avait déchargé et rangé là après sa cérémonie de départ et ne l’avait plus touché depuis. Aucun intérêt. En revanche, il affectionne particulièrement son colt. Il a une valeur sentimentale. Mais il y a une autre raison à cela : un revolver ne s’enraye jamais.
La première invitée, une jeune femme en petite robe bleue, entre sur le plateau. Elle a l’air un tantinet idiote mais elle a un corps de rêve. Quelque part sous cette robe, Hodges sait qu’il y a un tatouage, un de ces « tatoos-pouffe », comme disent certains. Peut-être deux ou trois. Dans le public, les hommes sifflent et tapent des pieds. Les femmes applaudissent gentiment. Certaines lèvent les yeux au ciel. C’est le genre de nana que les maris ont pas intérêt à mater en présence de leurs femmes.
La jeune femme est furieuse dès son entrée. Elle raconte au présentateur que son copain a eu un bébé avec une autre et qu’il va tout le temps les voir. Elle l’aime toujours, dit-elle, mais elle déteste cette…
Les deux mots suivants sont censurés mais Hodges arrive à lire sur les lèvres : putain de salope. Le public applaudit et l’encourage. Hodges prend une gorgée de bière. Il sait ce qui vient ensuite. Cette émission est aussi prévisible que le feuilleton du vendredi après-midi.
Le présentateur qui a l’air trop intelligent pour ce genre de conneries la laisse déblatérer encore un peu puis introduit… L’AUTRE FEMME ! Elle aussi a un corps de rêve, plus une bonne longueur de chevelure blonde. Elle a un tatoo-pouffe sur la cheville. Elle s’approche de la femme en robe bleue et dit : « Je comprends ce que tu ressens, mais moi aussi, je l’aime. »
Elle en a encore gros sur le cœur mais c’est tout ce qu’elle arrive à dire avant que Corps de Rêve № 1 ne passe à l’attaque. Dans les coulisses, quelqu’un fait sonner une cloche, comme pour annoncer le début d’un combat de boxe. Hodges imagine que c’est tout comme, puisque tous les participants de l’émission sont sûrement rémunérés ; que feraient-ils là, sinon ? Les deux femmes frappent et griffent pendant quelques secondes, bientôt séparées par les deux armoires à glace avec SÉCURITÉ écrit sur leur T-shirt qui observaient depuis l’arrière de la scène.
Elle se hurlent des saloperies au visage pendant un petit moment, un échange de points de vue clair et détaillé (censuré pour l’essentiel), toujours sous l’œil bienveillant du présentateur, et cette fois-ci, c’est Corps de Rêve № 2 qui passe à l’offensive, décochant un beau crochet à Corps de Rêve № 1. La cloche retentit à nouveau. Elles s’étalent par terre, leurs robes leur remontant sur les cuisses, griffant, frappant, giflant. Le public devient fou. Les armoires à glace interviennent et le présentateur s’interpose, susurrant d’une voix apaisante mais insidieuse. Les deux femmes se crachent la profondeur de leur amour au visage. Le présentateur annonce une courte page de pub puis une actrice pipole vante les mérites d’une pilule minceur.
Hodges reprend une gorgée de bière et sait qu’il ne boira même pas la moitié de la canette. C’est drôle, parce que quand il était flic, il était quasi alcoolique. Et quand la boisson a détruit son mariage, il en a déduit qu’il était alcoolique. Il avait alors rassemblé toute sa volonté et s’était abstenu, se promettant de boire autant qu’il en aurait foutrement envie une fois qu’il aurait fait ses quarante ans de service — un nombre assez conséquent quand on considère que cinquante pour cent des flics prennent leur retraite au bout de vingt-cinq ans et soixante-dix pour cent au bout de trente ans. Sauf que maintenant qu’il est retraité, l’alcool ne l’intéresse plus vraiment. Il s’était forcé quelques fois, juste pour voir s’il était encore capable de se soûler, et il l’était, mais il s’avérait qu’être soûl n’était pas forcément mieux qu’être sobre. En fait, c’était même pire.
L’émission reprend. Le présentateur annonce qu’il a un nouvel invité et Hodges sait exactement qui. Le public aussi le sait. Et il trépigne d’impatience. Hodges soulève le revolver de son père, regarde dans le canon, et le repose sur le Direct TV.
L’homme à l’origine de la rivalité qui oppose si violemment Corps de Rêve № 1 et Corps de Rêve № 2 fait son entrée côté jardin. Tu savais à quoi il allait ressembler avant même qu’il arrive, fier et sûr de lui, c’est ce genre de type : le mec de la station-service ou le cariste de chez Target, peut-être même celui qui s’est occupé (mal occupé) de ta voiture chez Speedy. Il est maigre et pâle, avec une touffe de cheveux noirs sur le sommet du front. Il porte un pantalon chino et une incroyable cravate vert et jaune qui manque l’étrangler et fait ressortir sa pomme d’Adam proéminente. Des chaussures en daim pointues dépassent de son pantalon. Tu sais que les bonnes femmes ont des tatouages de pouffes et tu sais que le type est monté comme un cheval et qu’il éjacule avec la puissance d’une locomotive et la précision d’un tireur d’élite : la vierge effarouchée qui s’assoit sur les toilettes après qu’un type comme lui s’est branlé tombe forcément enceinte. De jumeaux. Il arbore le petit sourire en coin du mec cool et décontracté. Job de rêve : arrêt maladie à vie. Bientôt la cloche va retentir et les jeunes femmes vont se sauter à la gorge à nouveau. Après ça, une fois qu’elles auront entendu assez de ses conneries, elles se regarderont, acquiesceront d’un air entendu, et se jetteront sur lui. Cette fois, les types de la sécurité attendront un peu plus longtemps avant d’intervenir, parce que c’est la finale que les téléspectateurs, sur le plateau et à la maison, ne veulent rater pour rien au monde : les poulettes qui foutent une branlée au coq.
Cette mode éphémère et terrible qui avait vu le jour vers la fin des années quatre-vingt — cette infection —, c’était les « combats de clodos ». Un petit malin en avait eu l’idée, et quand l’activité s’était révélée rentable, trois ou quatre entrepreneurs avaient sauté sur l’occasion et peaufiné le business. Le but du jeu était de trouver deux clodos et de leur filer trente dollars chacun pour qu’ils se bastonnent à telle heure et à tel endroit. L’endroit dont Hodges se souvenait le mieux était le parking sordide d’un strip-club infesté de morpions, le Bam Ba Lam, à l’est de la ville. Une fois que le rendez-vous était fixé, restait plus qu’à faire la pub (de bouche à oreille ; l’ère toute puissante d’Internet ne pointant pas encore à l’horizon en ces temps reculés) et faire payer vingt dollars le spectacle. Il devait y avoir plus de deux cents spectateurs à celui où Hodges et Pete Huntley avaient fait une descente, la plupart d’entre eux faisant monter les paris et s’insultant comme des putains de tarés. Il y avait des femmes aussi, certaines en tenues de soirée et couvertes de bijoux, qui jouissaient de voir ces deux poivrots de clodos se battre et se débattre, frapper, tomber, se relever, et gueuler des incohérences. La foule rigolait, vociférait, encourageait les deux concurrents.