De la police scientifique, la lettre reviendrait à Pete et Isabelle, qui ne tarderaient pas à convoquer toute la flicaille dans le même genre de symposium débile que l’on voit dans les séries policières de la BBC type Luther et Prime Suspect (que son correspondant psychotique adore sûrement). Avec la totale : grands tableaux blancs et agrandissements photos de la lettre, peut-être même un pointeur laser. Hodges aussi regarde ce genre de séries anglaises parfois, et il en est venu à se demander si Scotland Yard n’est pas, d’une manière ou d’une autre, passé à côté de ce vieux proverbe qui dit que trop de cuisiniers gâtent la sauce.
Le symposium de flics ne parviendrait qu’à une seule chose et Hodges se dit que c’est exactement ce que veut ce taré : avec une bonne douzaine d’inspecteurs présents, l’existence d’une telle lettre finirait inévitablement par être connue des médias. Le psychopathe ne dit sûrement pas la vérité quand il affirme qu’il n’éprouve absolument aucun besoin de recommencer, mais Hodges est tout à fait certain d’une chose : il a besoin que la presse parle de lui.
Y a des pissenlits qui commencent à pousser. Va falloir appeler Jerome. Et puis ça fait longtemps qu’il ne l’a pas vu. Un chouette gosse.
Il y a autre chose. Même si ce taré dit bien la vérité quand il prétend ne pas ressentir l’envie pressante de perpétrer une autre tuerie (peu probable mais pas totalement exclu), il témoigne toujours d’une fascination certaine pour la mort. Le message sous-jacent de la lettre ne saurait être plus clair : Finis-en une bonne fois pour toutes. T’y penses déjà alors passe à l’acte. L’acte final, soit dit en passant.
M’a-t-il vu jouer avec le Smith & Wesson de papa ?
Le mettre dans ma bouche ?
Hodges doit admettre que c’est fort probable ; il n’a jamais ne serait-ce que pensé à baisser les stores. Se sentant naïvement à l’abri dans son salon alors que n’importe qui peut utiliser une paire de jumelles. Et que Jerome pourrait le voir. Jerome débarquant à l’improviste pour s’enquérir des nouvelles tâches du jour : ce qu’il appelle facétieusement ses co’vées pou’ missié.
Sauf que si Jerome l’avait vu faire mumuse avec le vieux revolver, il aurait été terrorisé. Il aurait dit quelque chose.
Est-ce que Mr Mercedes se masturbe vraiment quand il repense à tous ces gens qu’il a écrasés ?
Au cours de toutes ces années passées dans les forces de police, Hodges a vu des choses dont il n’oserait parler à personne qui ne les aurait également vues. De tels souvenirs toxiques le poussent à croire que son correspondant pourrait très bien dire la vérité, tout comme il dit certainement la vérité quand il affirme ne pas avoir de conscience. Hodges a lu quelque part qu’il y a des puits si profonds en Islande que l’on peut y jeter des cailloux sans jamais les entendre faire plouf. Il pense que c’est pareil pour certaines âmes humaines. Des trucs comme les combats de clodos ne sont qu’à mi-profondeur de ces puits.
Il retourne à son La-Z-Boy, ouvre le tiroir de la table basse et en sort son téléphone portable. Il y range le Smith & Wesson à la place. Il compose le numéro d’urgence de la police et quand la réceptionniste lui demande en quoi elle peut lui être utile, Hodges dit : « Oh, mince ! J’ai appuyé sur la mauvaise touche. Désolé du dérangement.
— Pas de problème, monsieur », répond-elle avec un sourire dans la voix.
Pas de coups de fil pour le moment. N’entreprendre aucune action précipitée. Il faut qu’il réfléchisse.
Il faut vraiment, vraiment qu’il réfléchisse.
Hodges reste assis à regarder la télé, éteinte en plein milieu de l’après-midi pour la première fois depuis des mois.
5
Ce soir-là, il descend au Newmarket Plaza pour dîner au restaurant thaï. C’est Mrs Buramuk en personne qui le sert. « Pas voir vous depuis longtemps, agent Hodges. » Elle dit adent Hodse.
« Je cuisine moi-même depuis que je suis à la retraite.
— Laisser moi cuisine. Meilleur. »
Quand il redécouvre le Tom Yum Gang de Mrs Buramuk, il réalise à quel point il est dégoûté des steaks hachés à moitié cuits et des spaghettis à la sauce Newman’s Own. Et le Sang Kaya Fug Tong lui fait ressentir une profonde lassitude envers les gâteaux à la noix de coco Pepperidge Farm. Si je n’en reprends plus une seule tranche, se dit-il, je vivrai tout aussi vieux et mourrai tout aussi heureux. En accompagnement, il déguste deux Singha, et c’est la meilleure bière qu’il boit depuis sa fête de départ au Raintree Inn, qui s’était déroulée à peu près exactement comme l’avait décrite Mr Mercedes ; il y avait même eu une strip-teaseuse « agitant ses plumes d’apparat ». Et tout le reste aussi.
Est-ce que Mr Mercedes s’était tapi dans un coin de la pièce ? Comme avait coutume de dire Possible Possum : « C’est possible, Muskie, c’est possible. »
De retour chez lui, il s’installe dans son La-Z-Boy et reprend la lettre. Il sait quelle doit être la marche à suivre — s’il ne la remet pas à Pete Huntley, cela va sans dire — mais il sait aussi qu’après deux mousses, vaut mieux pas tenter le diable. Il remet donc la lettre dans le tiroir, par-dessus le Smith & Wesson (il ne s’est finalement pas embêté avec le sac congélation), et attaque une autre bière. Celle-ci n’est qu’une Ivory Special, la bière locale, mais elle est tout aussi savoureuse que la Singha.
Une fois sa bière descendue, Hodges allume son ordinateur, ouvre Firefox et tape Sous le Parapluie Bleu de Debbie. Le descriptif en dessous n’est pas très descriptif : Un réseau social intéressant pour des gens intéressants. Il envisage de poursuivre puis éteint l’ordinateur. Pas ça non plus. Pas ce soir.
Il a pris l’habitude de se coucher tard, ça lui fait moins d’heures passées à se tourner et se retourner dans son lit, se repassant de vieux dossiers et de malheureuses erreurs, mais ce soir il se couche tôt, et il sait qu’il s’endormira presque aussitôt. C’est un sentiment merveilleux.
Alors qu’il commence à sombrer, il repense à la façon dont la lettre anonyme de Mr Mercedes se termine. Ce dernier veut qu’il se suicide. Hodges se demande ce qu’il dirait s’il savait qu’au lieu de ça, il a redonné une raison de vivre à ce bon vieux ex-Chevalier de l’Ordre et de la Paix. Pour l’instant du moins.
Puis le sommeil s’empare de lui. Il a droit à six bonnes heures de repos avant que sa vessie ne le réveille. Il se traîne jusqu’à la salle de bains, se soulage, et retourne au lit pour trois heures de plus. Quand il se lève, le soleil perce à travers les fenêtres et les oiseaux gazouillent. Il met le cap sur la cuisine où il se prépare un petit-déjeuner complet. Il est en train de faire glisser deux œufs archifrits dans son assiette déjà débordante de bacon et de toasts quand il s’immobilise, saisi d’étonnement.
Quelqu’un est en train de chanter.
C’est lui.