— Je posais des questions. C’est quoi ces yeux de clown blanc ?
— Hartsfield est là ? »
Hodges est trop surpris pour répondre.
« Oh, c’est lui, dit Jerome. C’est forcément lui. Vous aviez raison de dire qu’il vous observait, et je sais pourquoi. Comme dans l’histoire de la lettre volée de Hawthorne : caché en pleine lumière. »
Holly arrête de se ronger les ongles juste assez longtemps pour dire : « C’est Poe qui a écrit cette histoire. On ne vous apprend donc rien à l’école ? »
Hodges dit : « Ralentis, Jerome. »
Jerome inspire à fond. « Il a deux boulots, Bill. Deux. Il doit travailler ici jusqu’à quinze heures environ, après ça il travaille pour Loeb’s.
— Loeb’s ? C’est le nom de…
— Ouais, le fabricant de crèmes glacées. C’est lui qui conduit la camionnette de Mister Délice. Celle avec le carillon. Je lui ai acheté des glaces, ma sœur aussi. Tous les gamins lui en achètent. Il tourne beaucoup dans notre secteur. Brady Hartsfield est le marchand de glaces ! »
Hodges se rend compte qu’il a entendu ce joyeux carillon tintinnabulant plus d’une fois ces derniers temps. Au printemps de sa dépression, avachi dans son La-Z-Boy à passer ses après-midi devant la télé (et quelquefois à jouer avec le revolver présentement calé contre ses côtes), il lui semble qu’il l’a entendu quotidiennement. Entendu et ignoré, parce que seuls les enfants prêtent réellement attention au marchand de glaces. Sauf que quelque part au tréfonds de son esprit, il ne l’ignorait pas complètement. C’est ce tréfonds qui ne cessait de faire remonter Bowfinger et son commentaire moqueur à propos de Mrs Melbourne.
Elle croit qu’ils sont parmi nous, avait dit Mr Bowfinger, mais le jour où Hodges avait fait du porte-à-porte, ce n’étaient pas les extra-terrestres qui préoccupaient Mrs Melbourne : c’étaient les 4 × 4 noirs, les chiropracteurs, et les gens qui mettaient la musique trop fort en pleine nuit dans Hanover Street.
Et aussi, Mister Délice.
Celui-ci est suspect, avait-elle dit.
En ce moment, on dirait qu’il est tout le temps là, avait-elle dit.
Comme un de ces serpents lovés qui attendent Pitfall Harry, une terrible question fait surface dans l’esprit de Hodges : s’il avait fait cas de l’avertissement de Mrs Melbourne au lieu de la disqualifier comme étant une douce dingue (comme Pete et lui avaient disqualifié Olivia Trelawney), Janey serait-elle encore en vie ? Il ne le pense pas, mais il n’en sera jamais complètement sûr, et il a dans l’idée que cette question reviendra le hanter au cours de bon nombre de nuits sans sommeil dans les semaines et les mois à venir.
Peut-être même les années.
Il regarde en direction du parking… et là il voit un fantôme. Un fantôme gris.
Il se retourne vers Jerome et Holly, debout côte à côte, et n’a même pas besoin de demander.
« Ouais, dit Jerome. Holly est venue avec.
— La carte grise et les vignettes sont juste un peu périmées, dit Holly. S’il vous plaît, ne vous fâchez pas, OK ? Il fallait que je vienne. Je voulais vous aider, mais je savais que si je vous appelais, vous refuseriez.
— Je ne suis pas fâché », dit Hodges.
En fait, il ne sait pas ce qu’il est. Il a l’impression d’être entré dans un monde de cauchemar où toutes les pendules tournent à l’envers.
« Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demande Jerome. On appelle les flics ? »
Mais Hodges n’est pas encore prêt. Le jeune homme de la photo a peut-être un chaudron de folie bouillant derrière son beau visage insipide, mais Hodges a rencontré son content de psychopathes et il sait que lorsqu’on les prend par surprise, la plupart se dégonflent comme des baudruches. Ils ne sont dangereux que pour les gens désarmés et sans méfiance, comme les pauvres malheureux qui attendaient pour poser des candidatures en ce matin d’avril 2009.
« Allons faire un tour du côté de la résidence de Mr Hartsfield, dit Hodges. Et allons-y avec ça. » Il montre du doigt la Mercedes grise.
« Mais… s’il nous voit arriver, est-ce qu’il ne la reconnaîtra pas ? »
Hodges sourit : un sourire de requin que Jerome Robinson ne lui a jamais vu avant. « J’y compte bien. » Il tend la main. « Puis-je avoir les clés, Holly ? »
Elle serre ses lèvres meurtries. « Oui, mais je viens.
— Pas question, dit Hodges. Trop dangereux.
— Si c’est trop dangereux pour moi, c’est trop dangereux pour vous. » Elle se refuse à le regarder en face, et ses yeux ne cessent de se reporter au-delà de son visage, mais sa voix est ferme. « Vous pouvez m’obliger à rester, mais si vous le faites, j’appelle la police et je leur donne l’adresse de Brady Hartsfield dès que vous êtes parti.
— Vous ne l’avez pas », dit Hodges.
Ça paraît faible, même à ses propres oreilles.
Holly ne répond pas, ce qui est une forme de courtoisie. Elle n’aura même pas besoin d’entrer chez Discount Electronix pour demander à la blonde : maintenant qu’ils ont son nom, elle peut probablement soutirer l’adresse de Hartsfield à son iPad diabolique.
Merde.
« D’accord, vous pouvez venir. Mais je conduis, et quand on sera là-bas, vous et Jerome vous restez dans la voiture. Des objections ?
— Non, monsieur Hodges. »
Cette fois-ci, ses yeux se posent sur son visage et y restent pendant trois vraies secondes. Ça pourrait bien être un pas en avant. Avec Holly, se dit-il, qui sait.
10
En raison des coupes budgétaires draconiennes tombées l’an passé, la plupart des voitures de police de la ville patrouillent avec un seul policier à bord. Ce n’est pas le cas dans Lowtown. À Lowtown, tous les commissariats ont un binôme, le binôme parfait comprenant au moins une personne de couleur, parce qu’à Lowtown les minorités sont la majorité. À midi tout juste passé ce 3 juin, les agents de police Laverty et Rosario patrouillent dans Lowbriar Avenue à environ huit cents mètres au-delà du pont autoroutier où Bill Hodges a un jour empêché un trio de trolls de détrousser un plus petit qu’eux. Laverty est blanc, Rosario est latina. Comme leur commissariat est le CPC 54, ils sont surnommés Toody et Muldoon dans leur unité, comme les flics de la vieille sitcom Voiture 54, où êtes-vous ? Parfois, à l’heure de l’appel, Amarilis Rosario amuse la galerie de chevaliers bleus en lançant un : « Ooh, ooh, Toody, j’ai une idée ! » Avec son accent dominicain, c’est totalement craquant, et elle récolte toujours des rires.
Mais en patrouille, c’est Mme Le-Sérieux-Avant-Tout. Laverty aussi. Dans Lowtown, c’est impératif.
« Les gamins qui font le guet me font penser aux Anges Bleus de la Patrouille américaine, dit-elle.
— Ah ouais ?
— Quand ils nous voient arriver, ils décollent comme s’ils étaient en formation aérienne. Tiens, regarde, encore un. »
Comme ils approchent de l’intersection de Lowbriar et Strike, un gamin en veste de survêtement des Cleveland Cavaliers (trop grande et totalement superflue par un jour comme aujourd’hui) décampe soudain du coin où il traînait et file au petit trot dans Strike. On lui donnerait treize ans.
« Il vient peut-être de se souvenir qu’il y a école aujourd’hui », dit Laverty.