Rosario rigole. « Ben voyons ! »
Ils approchent maintenant du coin de Lowbriar et Martin Luther King Avenue. MLK est l’autre artère principale du ghetto, et là, une demi-douzaine de guetteurs décident qu’ils ont à faire ailleurs.
« C’est du vol en formation, ça c’est sûr », dit Laverty. Il rigole à son tour, même si ce n’est pas spécialement drôle. « Dis-moi, tu veux manger où ?
— Allons voir s’il y a cette roulotte dans Randolph, dit-elle. Je me ferais bien un taco.
— Señor Taco pour mademoiselle alors, dit Laverty, mais sans fayots, s’il te plaît, OK ? On a encore quatre heures à passer dans cette… oh. Vise-moi ça, Rosie. C’est bizarre. »
Un peu plus haut dans la rue, un homme sort d’une boutique avec une longue boîte de fleuriste. C’est bizarre parce que ce n’est pas une boutique de fleuriste mais de prêteur sur gages : le King Virtue Pawn & Loan. C’est bizarre aussi parce que le type est blanc de peau alors qu’ils sont dans la partie la plus noire de Lowtown. Il s’approche d’un petit fourgon blanc Econoline crado garé en zone jaune contre le trottoir : vingt dollars d’amende. Mais Laverty et Rosario ont faim, et ils ont déjà les tacos en vue avec la super sauce piquante que Señor Taco met à disposition sur le comptoir, et ils auraient pu laisser courir. Ils l’auraient sans doute fait.
Mais.
Avec David Berkowitz, ç’avait été une amende de stationnement. Avec Ted Bundy, un phare pété. Aujourd’hui, c’est une boîte de fleuriste mal fermée qui suffit à changer le monde. Pendant que le gars fouille dans sa poche pour récupérer les clés de son vieux fourgon (même Ming l’Impitoyable ne laisserait pas son véhicule déverrouillé dans Lowtown), la boîte chavire. L’extrémité s’ouvre et quelque chose glisse à moitié dehors.
Le type le rattrape et le repousse dans la boîte, mais Jason Laverty, qui a fait deux campagnes en Irak, sait reconnaître un lance-roquettes RPG quand il en voit un. Il met les lumières bleues et vient se ranger derrière le gars, qui se retourne, l’air étonné.
« Arme au poing ! ordonne-t-il à sa coéquipière. Dégaine ! »
Ils bondissent de la voiture de patrouille, leurs Glock tenus à deux mains pointés vers le ciel.
« Lâchez la boîte, monsieur ! crie Laverty. Lâchez la boîte ! Les mains contre le véhicule ! Penchez-vous. Immédiatement ! »
Un instant, le type — la quarantaine, peau olivâtre, épaules arrondies — serre la boîte de fleuriste plus fort contre sa poitrine, comme un bébé. Mais quand Amarilis Rosario abaisse son revolver et le braque sur lui, il lâche la boîte. Celle-ci s’ouvre grand et révèle ce que Laverty identifie à première vue comme un lance-grenades antichar portatif russe Hashim.
« Nom de Dieu ! » dit Rosario. Puis : « Toody, Toody, j’ai une id…
— Policiers, abaissez vos armes. »
Laverty reste concentré sur le type au lance-grenades mais Rosario se retourne et voit un type blanc grisonnant en blouson bleu. Il porte un écouteur et il est armé de son propre Glock. Avant qu’elle ait pu lui poser la moindre question, la rue s’emplit d’hommes en blouson bleu qui courent tous en direction de King Virtue Pawn & Shop. L’un d’eux transporte un bélier tactique Stinger, du genre que les flics appellent un bébé défonceur. Rosario lit ATF dans le dos de leurs blousons et tout d’un coup, elle a l’impression sans équivoque d’avoir mis les pieds dans le plat.
« Policiers, abaissez vos armes. Agent fédéral James Kosinsky. »
Laverty dit : « Vous ne voulez pas qu’un de nous le menotte d’abord ? Je demande ça comme ça. »
Les agents de l’ATF s’entassent dans la boutique du prêteur sur gages comme les clients dans un Walmart la veille de Noël. Une petite foule se forme de l’autre côté de la rue, encore trop stupéfaite par l’ampleur de la force d’intervention pour commencer à lancer des quolibets. Ou des pierres, c’est selon.
Kosinsky soupire. « Allez-y, dit-il. Maintenant que le cheval est sorti de l’écurie.
— On ignorait que vous étiez sur le coup », dit Laverty. Pendant ce temps, le type au lance-roquettes a descendu ses mains du fourgon pour les ramener dans son dos, poignets joints. Il est clair que ce n’est pas son premier rodéo. « Il ouvrait son véhicule et j’ai vu ce truc pointer hors de la boîte. Qu’est-ce que j’étais censé faire ?
— Ce que vous avez fait, naturellement. » De la boutique du prêteur sur gages leur parviennent des bruits de verre brisé, des cris, puis le choc du bélier en action. « Bon, maintenant que vous êtes là, je vous suggère de jeter Mr Cavelli, ici présent, à l’arrière de votre véhicule et de venir voir ce que nous avons à l’intérieur. »
Pendant que Laverty et Rosario escortent leur prisonnier jusqu’à la voiture de patrouille, Kosinsky relève leur numéro de commissariat.
« Alors, dit-il, lequel de vous est Toody et lequel est Muldoon ? »
11
Alors que le commando de l’ATF, conduit par l’agent Kosinsky, commence son inventaire de la zone de dépôt caverneuse derrière l’humble façade de King Virtue Pawn & Loan, une berline Mercedes grise se range le long du trottoir devant le 49 Elm Street. Hodges est au volant. Aujourd’hui, Holly est à l’avant à côté de lui — parce que, revendique-t-elle (avec une certaine logique), la voiture est plus à elle qu’à eux.
« Il y a quelqu’un à la maison, dit-elle en montrant du doigt. Il y a une vieille Honda Civic pourrie dans l’allée. »
Hodges aperçoit un vieil homme arrivant d’une démarche traînante de la maison située juste en face. « C’est moi qui parle à Mr Citoyen Zélé. Vous deux vous la fermez. »
Il baisse sa vitre. « Je peux vous aider, monsieur ?
— J’allais vous poser la même question », dit le vieux zigue. Ses yeux luisants s’activent à évaluer Hodges et ses passagers. De même que leur voiture, ce qui ne surprend pas Hodges. C’est une voiture super classe. « Si vous cherchez Brady, c’est pas de chance pour vous. Ça, dans l’allée, c’est la voiture de Mrs Hartsfield. Elle n’a pas bougé depuis des semaines. Je ne suis même pas sûr qu’elle soit encore en état de marche. Peut-être que Mrs Hartsfield est sortie avec lui parce que je ne l’ai pas vue aujourd’hui. Je la vois en général quand elle met le nez dehors pour prendre son courrier. » Il montre du doigt la boîte aux lettres à côté de la porte du 49. « Elle aime les catalogues. Comme la plupart des femmes. » Il tend une main noueuse. « Hank Beeson. »
Hodges la lui serre brièvement, puis lui met sa carte de flic sous le nez en posant bien le pouce sur la date de validité. « Content de vous rencontrer, monsieur Beeson. Je suis l’inspecteur Bill Hodges. Pouvez-vous me dire quel genre de voiture conduit Mr Hartsfield ? Marque et modèle ?
— Il a une Subaru marron. Pourrais pas vous dire le modèle et l’année. Pour moi, toutes ces japonaises se ressemblent.
— Mm-mmh. Je dois vous prier de retourner chez vous, monsieur. Nous reviendrons peut-être vous poser quelques questions plus tard.
— Est-ce que Brady a fait quelque chose de mal ?
— Contrôle de routine, répond Hodges. Retournez chez vous, je vous prie. »
Au lieu d’obtempérer, Beeson se penche un peu plus pour dévisager Jerome. « Vous n’êtes pas un peu trop jeune pour être dans la police ?
— Je suis stagiaire, répond Jerome. Je vous conseille de faire ce que l’inspecteur Hodges vous a demandé, monsieur.
— J’y vais, j’y vais. » Mais il file d’abord un autre coup de périscope au trio. « Depuis quand les flics de la ville se trimballent en Mercedes-Benz ? »