Il reprend le téléphone et dit : « Il se peut qu’il l’ait empoisonnée, mais il me semble plutôt qu’elle a fait ça toute seule.
— L’alcool ?
— Probablement. Sans autopsie, difficile à dire.
— Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse ?
— Ne bougez pas.
— On n’appelle toujours pas la police ?
— Pas encore.
— Holly veut vous parler. »
Il y a une seconde de blanc au bout du fil puis elle est en ligne, voix claire et ton calme. Plus calme que Jerome, à vrai dire.
« Elle s’appelle Deborah Hartsfield. Deborah avec un h.
— Bon boulot. Repassez-moi Jerome. »
Une seconde plus tard, Jerome dit : « J’espère que vous savez ce que vous faites. »
Non, pense-t-il en vérifiant la salle de bains. J’ai perdu la boule et le seul moyen de la récupérer, c’est de laisser tomber tout ça. Et tu le sais.
Mais il revoit Janey lui offrant son chapeau neuf — son chic Borsalino de détective privé — et il sait qu’il ne peut pas. Qu’il ne veut pas.
La salle de bains est propre… ou à peu près. Il y a quelques cheveux dans le lavabo. Hodges les voit mais n’en tient pas compte. Il réfléchit à la différence cruciale entre une mort accidentelle et un meurtre. Un meurtre ne présagerait rien de bon car c’est souvent par le meurtre de membres de la famille proche que les désaxés graves commencent leur dernière cavale. Si c’est un accident ou un suicide, il reste peut-être encore du temps. Brady pourrait bien être planqué par-là, en train de décider quoi faire ensuite.
Ce qui ressemble un peu trop à ce que je fais moi-même, se dit Hodges.
La dernière chambre à l’étage est celle de Brady. Le lit est défait. Le bureau est encombré de livres en pagaille, de science-fiction pour la plupart. Il y a un poster de Terminator sur le mur, avec Schwarzenegger portant des lunettes noires et arborant un fusil à éléphant futuriste.
Je reviendrai, se dit Hodges en le regardant.
« Jerome ? Rapport.
— Le type de l’autre côté de la rue nous mate toujours. Holly pense qu’on devrait entrer dans la maison.
— Pas encore.
— Quand ?
— Quand je serai sûr que la voie est libre. »
Brady a sa propre salle de bains. Elle est aussi nickel qu’un casier de GI un jour d’inspection. Hodges la contrôle vite fait puis redescend l’escalier. Il y a une petite alcôve au fond du salon, juste assez grande pour contenir un bureau sur lequel est posé un ordinateur portable. Un sac à main est suspendu par la bandoulière au dossier de la chaise. Sur le mur, une grande photo encadrée de la femme étendue à l’étage et de Brady Hartsfield ado. Ils sont debout sur une plage quelconque, ils se tiennent par les épaules, joue contre joue. Ils affichent des sourires à un million de dollars identiques. Ils font plus petit copain-petite copine que mère et fils.
Hodges considère avec fascination Mr Mercedes dans ses années de jeunesse. Il n’y a rien dans son visage qui suggère des tendances homicides, comme c’est pratiquement le cas à chaque fois. Il n’y a qu’une légère ressemblance entre eux, surtout dans la forme du nez et la couleur des cheveux. C’était une jolie femme, vraiment pas loin d’être belle, mais Hodges parierait que le père de Brady n’était pas aussi gâté par la nature. Le garçon sur la photo paraît… ordinaire. Un gosse qu’on croiserait dans la rue sans le remarquer.
C’est probablement ce qu’il préfère, se dit Hodges. L’Homme Invisible.
Il retourne dans la cuisine et remarque cette fois une porte près de la cuisinière. Il l’ouvre et regarde les marches raides qui descendent dans l’obscurité. Conscient de dessiner une silhouette parfaite pour quiconque se trouverait en bas, Hodges s’écarte tout en cherchant l’interrupteur. Il le trouve et revient dans l’embrasure, son revolver braqué. Il voit un établi. Derrière, une étagère à hauteur de ceinture qui occupe toute la longueur du mur. Dessus, une rangée d’ordinateurs. Ça lui fait penser au centre de contrôle des missions spatiales de Cap Canaveral.
« Jerome ? Rapport. »
Sans attendre de réponse, il descend, le revolver dans une main, le portable dans l’autre, parfaitement conscient de la grotesque perversion de toutes les procédures judiciaires que cela représente. Et si Brady est planqué sous l’escalier armé de son propre revolver, prêt à lui exploser les chevilles ? Imagine qu’il ait piégé l’escalier ? Il en est capable ; ça, Hodges ne le sait que trop bien à présent.
Il ne trébuche sur aucun fil de détente et le sous-sol est désert. Il y a un placard dont la porte est ouverte, mais qui ne contient rien. Il ne voit que des étagères vides. Dans un coin, une pile de boîtes à chaussures. Elles aussi paraissent vides.
Le message, se dit Hodges, c’est que soit Brady a tué sa mère, soit il est rentré à la maison et l’a trouvée morte. Dans tous les cas, il a décampé dans la foulée. S’il détenait des explosifs, ils étaient rangés sur ces étagères (vraisemblablement dans les boîtes à chaussures) et il les a emportés.
Hodges remonte au rez-de-chaussée. Il est temps de faire entrer ses nouveaux coéquipiers. Il ne veut pas les impliquer plus qu’ils ne le sont déjà, mais il y a tous ces ordinateurs en bas. Lui-même ne connaît que dalle aux ordinateurs. « Passez par-derrière, dit-il. La porte de la cuisine est ouverte. »
14
Holly entre, renifle et dit : « Bouh. C’est Deborah Hartsfield ?
— Oui. Essayez de pas y penser. Venez en bas, les gars. J’ai quelque chose à vous montrer. »
Au sous-sol, Jerome passe la main sur l’établi. « En tout cas, on sait que c’est la maison de Mr Maniaque de la Propreté.
— Vous allez appeler la police, monsieur Hodges ? » Holly se mord à nouveau les lèvres. « J’imagine que oui et je peux pas vous en empêcher, mais ma mère va m’en vouloir à mort. Et puis, ça paraît injuste, puisque c’est nous qui l’avons retrouvé.
— J’ai pas encore décidé, dit Hodges, même si elle a raison : ça ne paraît pas juste du tout. Par contre, j’aimerais beaucoup savoir ce qu’il y a dans ces ordinateurs. Ça pourrait m’aider à prendre ma décision.
— Il sera pas comme Olivia, dit Holly. Il aura un bon mot de passe. »
Jerome choisit un ordinateur au hasard (il se trouve que c’est le Poste 6 de Brady ; pas grand-chose sur celui-là) et appuie sur le bouton caché derrière l’écran. C’est un Mac mais le carillon ne retentit pas. Brady déteste ce carillon jovial et il l’a désactivé sur tous ses ordinateurs.
L’écran du Poste 6 s’éclaire en gris et le cercle d’attente commence à tourner pendant que l’ordinateur démarre. Au bout de cinq ou six secondes, le gris passe au bleu. Ça devrait être l’écran du mot de passe, même Hodges sait cela, mais un grand 20 apparaît à la place. Puis 19, 18, 17.
Jerome et lui fixent les chiffres avec perplexité.