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À l’époque, dans les années trente, la ségrégation régnait au tribunal, comme partout. Les Noirs n’avaient accès qu’aux galeries. Scout et son frère, Jem, s’étaient glissés là-haut et avaient trouvé une place à côté du bon révérend Sykes.

À la fin du procès, quand Tom Robinson fut reconduit à la prison et que tous les Blancs eurent évacué la salle, les Noirs attendirent en silence que l’avocat Atticus Finch rassemble ses papiers et ses livres de droit. Quand il se dirigea vers la sortie, ils se levèrent respectueusement pour lui rendre silencieusement hommage, sachant au fond d’eux-mêmes que Tom était innocent mais que tel était leur lot et que Finch avait fait de son mieux. Alors le révérend Sykes s’était penché pour dire à la fille d’Atticus : « Miss Jean Louise, levez-vous, votre père est un homme juste, qui s’est battu pour une juste cause. »

Dov Levin, le juge de la Cour suprême, et les juges du tribunal de district de Jérusalem, Zvi Tal et Dalia Dorner, constituaient le tribunal qui allait décider du sort de John Demjanjuk. Ils entrèrent dans la salle de théâtre. Dès qu’ils furent assis, l’huissier se leva pour annoncer :

— Beit Hamishpat ! L’État d’Israël contre Ivan, dit John, fils de Nikolaï Demjanjuk, dossier criminel n° 373/86 du tribunal de district de Jérusalem, siégeant en tant que tribunal d’exception en vertu de la loi sur le Châtiment des nazis et de leurs complices. Session du 24 Shevat 5747, 23 février 1987, séance du matin.

Avi Meyer replia le coin supérieur de sa page pour marquer l’endroit où il s’était arrêté.

— Je m’appelle Epstein, Pinhas, fils de Dov et Sara. Je suis né à Czestochowa, en Pologne, le 3 mars 1925. J’ai vécu là-bas avec mes parents jusqu’au jour où on nous a conduits à Treblinka.

Avi Meyer, qui venait d’avoir quarante ans et était à l’affût du moindre signe de vieillissement, se disait qu’Epstein faisait aisément dix ans de moins que ses soixante-deux ans. Il était grand, avec une épaisse chevelure rousse coiffée en arrière.

Les trois juges l’écoutaient avec attention. Zvi Tal avait une grande barbe et une kippa perchée sur ses cheveux gris. Dov Levin, austère, crâne dégarni, portait des lunettes à monture d’écaillé. Et Dalia Dorner avait les cheveux courts et arborait veste et cravate comme ses collègues masculins.

— Messieurs les juges, madame, fit Epstein en se tournant vers eux, je me souviens d’un incident. Je fais encore des cauchemars à cause de ça. Un jour, une petite fille a réussi à ressortir vivante d’une chambre à gaz. Elle devait avoir dans les douze, treize ans. Comme Jubas Meyer, Shlomo Malamud et quelques autres, on m’obligeait à retirer les cadavres de la chambre à gaz. (Avi Meyer s’était penché en avant à la mention du nom de son père.) Et le cri de cette fillette résonne encore à mes oreilles, continua Epstein. Maman ! Maman ! (Il s’interrompit un instant pour essuyer une larme.) Ivan s’en est alors pris à Jubas, et il l’a…

Le cœur battant, Avi Meyer attendait la suite. La voix d’Epstein s’était éteinte ; il regardait les magistrats l’un après l’autre, en s’attardant davantage sur Dalia Dorner, comme s’il était intimidé parce que c’était une femme.

— Désolé, reprit le témoin, j’ai trop honte pour répéter les mots prononcés alors par Ivan.

Dov Levin fronça les sourcils et ôta ses lunettes.

— S’il est important que la Cour les entende, vous devez nous les dire.

Epstein inspira profondément puis murmura :

— Il a d’abord roué Jubas de coups, puis il lui a crié : « Davay yebatsa. »

Levin haussa ses sourcils broussailleux.

— Ce qui veut dire ?

Epstein se tortilla sur sa chaise.

— En russe, ça signifie : « Viens baiser. » Il a demandé à Jubas de baisser son pantalon et de violer cette petite fille terrifiée.

Avi Meyer sentit un goût de bile au fond de sa gorge. Il pensait avoir tout entendu, après sa barmitsva, sur les atrocités commises vingt-sept ans plus tôt. Sa mère, à présent, était morte. Il espérait qu’elle n’avait jamais su ce détail.

Mickey Shaked, l’un des trois procureurs israéliens, avait d’abondants cheveux bouclés et de grands yeux tristes. Il plaça la planche de photos devant Epstein. Elle comprenait huit clichés sur trois rangées : deux de trois et une de deux. Il n’y avait là que des Ukrainiens soupçonnés de crimes de guerre. Les cinq premiers portraits étaient des photos d’identité. Les deux derniers avaient été prélevés sur des documents divers. Leur taille faisait presque le double des autres. Sur les huit, seule la septième photo était celle d’un homme chauve, à la figure ronde.

— Reconnaissez-vous l’un de ces visages ? demanda Shaked.

Epstein hocha la tête. Au début, il fut incapable de donner voix à ses pensées. Finalement, il posa le doigt sur la septième photo.

— C’est lui, je le reconnais, dit-il.

— De quelle manière ?

— Le front, la rondeur du visage, le cou très court, les épaules larges, les oreilles décollées. C’est Ivan le Terrible tel qu’il est resté dans mon souvenir de Treblinka.

— Et cet homme est-il présent aujourd’hui dans ce tribunal ? demanda Shaked en parcourant du regard la vaste salle comme s’il n’avait pas lui-même la moindre idée de l’endroit où pouvait se trouver le monstre.

Epstein désigna du doigt Demjanjuk en disant d’une voix forte :

— Oui. Il est assis là.

Certains des spectateurs applaudirent. Oui, ils applaudirent. L’avocat israélien de Demjanjuk, Yoram Sheftel, écarta les bras de manière implorante en direction des magistrats. Le juge Levin fronça les sourcils, comme s’il hésitait à interrompre la performance d’un acteur de théâtre, mais finit par rappeler le public à l’ordre.

Un autre témoin était maintenant à la barre : Eliahu Rosenberg, un petit homme trapu aux cheveux gris et aux épais sourcils noirs.

— Je vous demande de bien regarder l’accusé, déclara le procureur. Étudiez bien ses traits.

Rosenberg se tourna vers les magistrats.

— Pouvez-vous lui demander d’ôter ses lunettes ?

Demjanjuk les retira immédiatement, mais son avocat américain, Mark O’Connor, se leva pour protester, et il les remit aussitôt.

— Mr O’Connor, demanda le juge Levin en fronçant les sourcils, quelle est votre position ?

O’Connor regarda Demjanjuk, puis Rosenberg, puis de nouveau le juge Levin. Finalement, il haussa les épaules.

— Mon client n’a rien à cacher.

Demjanjuk se leva et ôta une nouvelle fois ses lunettes. Il se pencha en avant pour parler à O’Connor.

— Laissez-le venir plus près, si vous voulez, dit-il.

Au début, O’Connor le fit taire, puis il sembla penser que c’était une bonne idée, après tout.

— Monsieur Rosenberg, dit-il, voulez-vous venir examiner mon client de plus près ?

Rosenberg quitta la barre des témoins et, sans détacher un seul instant son regard de Demjanjuk, s’approcha d’un pas hésitant. Un murmure courut dans les rangs des spectateurs.

Rosenberg s’agrippa à la barre.

— Posmotree ! cria-t-il. Regarde-moi !

Demjanjuk le regarda dans les yeux et lui tendit la main.

— Shalom !

Rosenberg chancela.

— Assassin ! s’écria-t-il. Comment oses-tu ?

Avi Meyer vit que la femme de Rosenberg, Adina, assise au troisième rang, venait de s’évanouir. Sa fille la reçut dans ses bras. Rosenberg, furieux, retourna à la barre des témoins.