— Il a pu avoir un trou.
— Je n’y crois pas. À mon avis, ce n’était pas un problème de mémoire, mais de compréhension.
— Hein ?
— Il n’a pas compris la question. Que signifie pour vous l’expression « nom de jeune fille » ?
Avi fronça les sourcils, de nouveau agacé.
— Le nom qu’une femme porte de sa naissance à son mariage.
— Oui. Mais supposons que Demjanjuk, qui n’avait pas fait beaucoup d’études, d’après ce que j’ai lu, ait interprété cela comme le nom que portait sa mère avant d’épouser son père.
— Ce n’est pas la même chose ?
— Pas nécessairement. Uniquement si sa mère n’avait pas été mariée avant.
— Mais… Oh, merde de merde de merde…
— Vous saisissez ? Quel était le prénom de sa mère ?
— Olga. Elle est morte en 1970.
— Si elle est née Olga Tabachuk et a épousé un nommé Marchenko pour divorcer par la suite et se remarier avec le père de John Demjanjuk…
— Nikolaï Demjanjuk.
— Cela expliquerait qu’il ait écrit Marchenko sous la rubrique : « nom de jeune fille de votre mère ». Il croyait que cela voulait dire : « nom précédent ». Et maintenant, supposons qu’Olga ait eu en 1911 avec Marchenko un fils qu’ils prénommèrent Ivan. Neuf ans plus tard, elle a un autre fils avec Nikolaï Demjanjuk et le prénomme aussi Ivan.
— Ce qui veut dire qu’Ivan Marchenko et Ivan Demjanjuk sont des demi-frères.
— Voilà. Des demi-frères, avec vingt-cinq pour cent de leur ADN en commun. Cela explique pourquoi ils sont chauves tous les deux. Le gène de la calvitie masculine est transmis par la mère, il est fixé sur le chromosome X. Quant à leur ressemblance frappante, qui a trompé plus d’un témoin, elle est naturelle.
— Une seconde. C’est très beau, tout ça. Mais ça ne marche pas. Nikolaï et Olga Tabachuk se sont mariés le 24 janvier 1910. Ivan Marchenko est né après ce mariage, le 2 mars 1911. Il a donc été conçu pendant l’été 1910, alors qu’Olga ne s’appelait déjà plus Demjanjuk.
Pierre plissa le front. Mais il pensa au cas de sa propre mère avec Henry Spade et s’exclama :
— Une relation triangulaire !
— Pardon ?
— Un triangle. Vous ne voyez pas ? Réfléchissez. John Demjanjuk se marie en 1947. J’ai lu quelque part qu’il fréquentait une femme mariée dont l’époux était absent. Vous connaissez le credo que l’on prête aux généticiens : « Tel père, tel fils. » Mais, en l’occurrence, c’est « telle mère, tel fils » qu’il faut dire. Ma femme, qui est plutôt comportementaliste, ne veut pas l’admettre, mais il existe bel et bien des types d’infidélité conjugale qui se transmettent dans les familles. Disons qu’Olga épouse le père Marchenko, divorce et épouse ensuite Nikolaï Demjanjuk.
— Et alors ?
— Alors, Nikolaï quitte le village pour aller à… Comment s’appelle ce patelin où est né Demjanjuk ?
— Dub Macharenzi.
— Pour aller à Dub Machin-Chose. Il se met à la recherche d’un travail, en faisant savoir à sa femme qu’il la fera venir dès qu’il aura quelque chose de stable. Mais pendant que le chat n’est pas là… Olga retourne coucher avec son ex, Marchenko. Elle tombe enceinte et donne naissance au fils de Marchenko, qu’ils appellent Ivan. Là-dessus, Nikolaï lui écrit de venir la rejoindre à Dub Machin-Chose. Elle abandonne aussi sec son bébé Ivan, qui reste avec son père. Et là, voilà un truc qui plairait peut-être à ma femme. Ivan grandit, et son jeu favori, adulte, sera de découper les seins des femmes en rondelles. Sans doute pour se venger d’avoir été abandonné par sa mère.
— Ça se tient, approuva Avi. Si Olga a vraiment abandonné Ivan Marchenko bébé, et si son second mari, Nikolaï Demjanjuk, n’a jamais appris la chose, cela explique pourquoi, quand elle a eu un fils avec Nikolaï, elle a choisi de l’appeler également Ivan. Ainsi, elle était sûre de ne jamais se trahir en appelant son fils légitime par le nom de son fils bâtard. (Il baissa les yeux vers les autoradiographies.) Si je comprends bien, l’un de ces deux documents a été réalisé à partir de l’échantillon de tissus de John Demjanjuk que je vous ai procuré.
Pierre hocha la tête en désignant celui de gauche.
— Le voilà, dit-il.
— Mais l’autre ? Abraham Danielson ?
— Exactement.
— Comment avez-vous fait pour vous procurer un échantillon de son ADN ? Je croyais que vous ne l’aviez vu que de loin.
— J’ai fait confectionner un petit appareil.
Il se leva pesamment de son tabouret et, s’appuyant sur le bord arrondi de la paillasse pour conserver son équilibre, s’avança lentement vers une étagère où il saisit un objet qui tenait dans le creux de sa paume. Il refit le chemin en sens inverse de la même manière et présenta l’objet à Avi, mais sa main tremblait tellement que ce dernier dut prendre le gadget entre le pouce et l’index pour l’examiner. Il n’était pas plus gros qu’une punaise de couleur beige, à la pointe courte et fine.
— J’appelle ça mon vibrojoie, expliqua Pierre en se rasseyant. Il adhère à la paume de la main grâce à une minuscule goutte de colle aux cyanoacrylates, et quand on serre la main de quelqu’un il prélève quelques cellules épidermiques. La pression de la main suffit à distraire l’autre de la très faible sensation de piqûre. L’idée n’est d’ailleurs pas tout à fait de moi. L’objet m’a été inspiré par un stylo très spécial dont la Condor Health se sert pour des prélèvements du même genre. Il m’a semblé qu’il y avait une justice dans le fait d’employer ce gadget pour coincer Danielson. Un type que je connais, en fait le journaliste qui a pris la photo que je vous ai faxée, a obtenu ces cellules en lui serrant la main avant de l’interviewer.
Avi hocha la tête, impressionné.
— Est-ce que je peux avoir des copies de ces… comment les appelez-vous ?
— Autoradiographies.
— C’est possible ?
— Bien entendu. Pourquoi ?
— Quand ce sera fini, je voudrais les faire parvenir à l’avocat de Demjanjuk, à Cleveland. Elles l’aideront peut-être à retrouver sa citoyenneté américaine. (Il regarda Pierre et haussa légèrement les épaules.) C’est le moins que je puisse faire, vous ne croyez pas ?
Pierre acquiesça.
— Qu’est-ce qui va se passer, maintenant ?
— Nous avons deux identifications par des témoins directs. Le problème, c’est que… ces témoins sont très vieux, et l’un d’eux est même légalement aveugle. Il en faudrait d’autres. Mais cette histoire de demi-frères, d’un autre côté, redonne du poids, dans une certaine mesure, aux identifications positives faites à l’occasion du procès de Demjanjuk en Israël.
— Vous pensez avoir assez d’éléments pour agir contre Marchenko ?
Avi soupira.
— Je ne sais pas. Personne n’a jamais soupçonné Danielson d’être un nazi. Il a bien caché son jeu.
— Avec tout l’argent qu’il a, il n’a pas dû avoir de mal à acheter qui il voulait pour faire disparaître les documents compromettants.
— C’est probable, répliqua Avi. Et les Israéliens vont y regarder à deux fois avant de s’attaquer à lui, après ce qui s’est passé avec Demjanjuk.
— Que vous faudrait-il d’autre pour être sûr de le coincer ?
— L’idéal ? Une confession.
Pierre fronça les sourcils. Naturellement, Molly pourrait aisément confirmer que Danielson était bien celui qu’ils cherchaient, mais il n’était pas question de la faire témoigner devant un tribunal.
— Je pourrais m’arranger pour le rencontrer avec un micro caché sur moi, dit-il.