La mère de Molly sortit de la cuisine avec le gâteau. Un gâteau à la carotte, le préféré de Paul, couronné du nombre requis de bougies, plus une pour porter bonheur, disposées de la même manière que les étoiles sur le drapeau américain.
Jessica aida Paul à écarter ses cadeaux. Molly fut incapable de résister : pendant que sa mère tripotait les réglages de son appareil photo, elle s’avança vers son beau-père pour se trouver de nouveau dans sa zone.
— Fais un vœu et souffle les bougies, dit la mère de Molly.
Paul ferma les yeux.
J’aimerais, pensa-t-il, ne m’être jamais marié.
Il souffla sur les petites flammes. La fumée des bougies monta vers le plafond.
Molly n’était pas vraiment surprise. Au début, elle avait cru que Paul avait une liaison. Il travaillait tard les jours de semaine et disparaissait tout le samedi en prétendant qu’il allait au bureau. La vérité, d’une certaine manière, n’était pas plus réjouissante. Ce n’était pas qu’il allait rejoindre quelqu’un, mais plutôt qu’il ne voulait pas rester à la maison avec elles.
Ils chantèrent tous en chœur Joyeux anniversaire et Paul découpa le gâteau.
Les pensées de la mère de Molly ne valaient pas mieux. Elle soupçonnait sa fille d’avoir des tendances lesbiennes, car on la voyait rarement sortir avec des garçons. Elle détestait son travail, mais protestait du contraire. Et, tout en donnant à Molly l’argent de ses études, elle lui reprochait jusqu’au dernier dollar. Cela lui rappelait combien elle avait dû travailler pour payer à son premier mari, le père de Molly, ses études à l’école de commerce.
Molly regarda Paul en se disant qu’elle ne pouvait pas vraiment lui en vouloir. Elle aussi, elle voulait s’éloigner le plus possible de sa famille, pour échapper à Noël et aux anniversaires.
Paul lui servit une part de gâteau. Elle prit son assiette et alla s’asseoir à l’autre bout de la table.
Prisonnier de ses problèmes personnels, Pierre rata ses examens de première année. Il alla trouver le doyen pour lui expliquer la situation. On lui donna une deuxième chance. Pendant l’été, l’université McGill offrait des cours de rattrapage. Il ne pourrait gagner qu’un nombre limité d’unités de valeur, mais cela le remettrait sur les rails pour septembre.
C’est ainsi qu’il se retrouva au cours d’introduction à la génétique. Le hasard voulut que ce cours soit assuré par l’assistant qui lui avait appris les modalités de transmission héréditaire de la couleur des yeux. Pierre n’avait jamais prêté beaucoup d’attention à ses cours. Ses vieux cahiers contenaient surtout des gribouillages et des dessins plus ou moins en rapport avec le hockey, mais il faisait maintenant de gros efforts pour se concentrer… au moins d’une oreille.
— Le plus grand défi scientifique, dans les années cinquante, disait l’assistant, était de découvrir la forme que pouvait avoir la molécule d’ADN. C’était une course contre la montre, à laquelle participaient de grands esprits, parmi lesquels Linus Pauling. Ils savaient tous que celui qui trouverait la réponse demeurerait célèbre à jamais.
Pierre écoutait maintenant des deux oreilles.
— James Watson, un jeune biologiste, pas plus âgé que n’importe lequel d’entre vous, fit équipe avec Francis Crick, et ensemble ils s’attelèrent au problème, en se basant sur des recherches effectuées en radiocristallographie par Rosalind Franklin.
À présent, Pierre était captivé.
— Watson et Crick savaient que les quatre bases utilisées par l’ADN, l’adénine, la guanine, la thymine et la cytosine, avaient toutes des tailles différentes. Mais, à l’aide de bouts de carton, ils démontrèrent que, lorsque l’adénine et la thymine s’assemblent, elles prennent une nouvelle forme commune, de même longueur que celle qui résulte de l’appariement de la guanine et de la cytosine. Ils démontrèrent aussi que ces formes combinées constituaient les barreaux d’une échelle spiralée…
Passionnant.
— Ce fut une percée considérable. Et le plus étonnant, dans tout ça, était que James Watson n’avait que vingt-cinq ans lorsque Crick et lui prouvèrent que la molécule d’ADN avait la forme d’une double hélice…
Un matin, après avoir passé une nuit pratiquement blanche, Pierre demeura longtemps assis sur le bord de son lit.
Il avait eu dix-neuf ans en avril.
Beaucoup d’individus à risque pour la maladie de Huntington présentaient le tableau complet des symptômes vers trente-huit ans, soit exactement le double de son âge actuel.
Si peu de temps encore.
Et pourtant…
Et pourtant, il s’était passé tant de choses durant ces dix-neuf années.
De vagues souvenirs de sa tendre enfance lui revinrent en mémoire. Des images de baby-sitters, de tricycles, de billes, d’étés interminables et d’épisodes de Batman passant pour la première fois à la télé.
La maternelle. Dieu, que cela semblait loin ! La classe de Mlle Renaud. Les festivités, vaguement remémorées, pour le centenaire de l’indépendance du Canada.
Il avait été louveteau chez les scouts, mais n’avait jamais pu obtenir la moindre médaille.
La colo, deux étés de suite.
Sa famille avait quitté Clearpoint pour s’installer à Outrement, et il avait dû s’adapter à sa nouvelle école.
Il s’était cassé le bras en jouant au hockey dans la rue.
La crise du FLQ en octobre 1970. Ses parents qui avaient tenté d’expliquer à un petit garçon apeuré la signification de tout ce qui se disait au journal télévisé et la raison de la présence de troupes dans les rues.
Robert Apollinaire, son meilleur copain quand il avait dix ans, avait déménagé pour s’installer une vingtaine de rues plus loin, et il ne l’avait plus jamais revu.
Puis la puberté, avec tout ce que cela entraînait.
Le grand chamboulement quand les jeux Olympiques s’étaient tenus à Montréal en 1976.
Son premier baiser, à une boum, quand ils avaient joué à faire tourner la bouteille[1].
La première fois qu’il avait vu La Guerre des étoiles. Il s’était dit que c’était le meilleur film jamais réalisé.
Sa première petite amie, Marie. Il se demandait ce qu’elle était devenue aujourd’hui.
Son permis de conduire. Deux mois après l’avoir obtenu, il avait bousillé la voiture de son père.
Sa découverte des deux mots magiques : « Je t’aime. » Et leur effet magique quand il avait envie de glisser la main sous un sweat ou une jupe. Jusqu’au jour où il avait découvert leur signification réelle, l’été de ses dix-sept ans, avec Danielle. Et où il s’était mis à sangloter tout seul au coin d’une rue quand elle avait rompu.
Sa première bière – il avait détesté, puis avait fini par s’habituer au goût. Les fêtes avec les copains. Les petits boulots d’été. Une pièce de théâtre, au lycée ; c’était lui qui s’occupait de l’éclairage. Les billets qu’il avait gagnés, à un concours de la station de radio CFCF, pour les matchs de hockey de toute la saison de l’équipe des Canadiens. Quelle année il avait passée ! Ses études étaient alors le cadet de ses soucis. Il avait été chroniqueur sportif pour L’Informateur, le journal du lycée. Et c’est là, aussi, qu’il s’était bagarré avec Roch Laval. Quinze ans d’amitié foutus en l’air en une soirée.
La crise cardiaque de son père. Il avait cru que la douleur ne le quitterait jamais. Mais elle s’était estompée, au fil des ans. Le temps guérit toutes les blessures.
1
Jeu consistant à faire pivoter sur elle-même une bouteille posée à plat au milieu d’un cercle de personnes du sexe opposé. Celle que le goulot désigne en s’arrêtant a droit à un baiser (