Pierre plissait les yeux pour essayer de suivre ce qui se passait, mais aussi pour s’abriter du soleil. Avi s’avança sur la terrasse, suivi de deux de ses hommes, également hors d’haleine. L’un d’eux se tenait le côté avec une grimace de douleur. Au bout d’un moment, Avi se dirigea d’un pas chancelant vers le parapet sud, le plus loin possible du bruit des hélicoptères, et sortit son téléphone de sa poche.
Pendant ce temps, Pierre avait ramassé le pied-de-biche et s’en servait comme d’une canne pour éviter de faire porter son poids sur sa rotule éclatée. Il gagna le parapet sud, souffrant atrocement, luttant à chaque pas contre la nausée et l’étourdissement. Arrivé au muret, il s’effondra et porta ses deux mains à son genou. Il entendait le fracas des hélicoptères, qu’il ne voyait pas.
— Ici la police, fit une voix de femme amplifiée provenant du second appareil. Nous vous ordonnons de vous poser immédiatement.
En s’appuyant contre le rebord du parapet, Pierre se remit péniblement debout. Il était sur le point de défaillir sous la douleur. Il tremblait de tous ses membres, et pas seulement à cause de la chorée. La vue vers le bas était vertigineuse. Quarante étages de verre et d’acier aboutissant à un parking asphalté. Cinq voitures portant le sigle SFPD se déployaient devant l’entrée de l’immeuble, toutes sirènes hurlantes. Sur sa droite, dix mètres en contrebas, il vit l’hélicoptère argenté de Marchenko et de Sousa. Ils étaient à la hauteur du bureau de Bullen, avec ses boiseries en séquoia et ses précieuses toiles de maîtres.
L’appareil était très près de la façade. Celui de la police s’était placé presque bord à bord avec lui, comme pour mieux l’ajuster avant de tirer. Pierre distinguait clairement la femme qui pilotait et son équipier, tous deux en uniforme, à travers la bulle transparente du cockpit. Ils semblaient engagés dans une discussion animée. Puis l’engin s’écarta légèrement. Sans doute celui des deux qui estimait dangereux de voler si près de la façade avait-il eu gain de cause.
Au-dessous de Pierre, le rotor de l’appareil de Marchenko formait un cercle flou. Le bruit était assourdissant, mais dans quelques secondes, maintenant que la voie était libre, Sousa allait s’éloigner à son tour, filer vers le Pacifique et survoler les eaux internationales, où il serait à l’abri du SFPD et même du Département de la Justice. Il y avait peut-être un bateau qui les attendait pour les conduire au Mexique ou plus loin. Marchenko avait sûrement prévu quelque chose en plus de l’hélicoptère.
Pierre soupesa le pied-de-biche qu’il tenait à la main. Ça ne marcherait sans doute pas, mais il fallait quand même essayer.
Fermant les yeux, il fit appel à toute la concentration et à toute la force dont il était encore capable. Puis il lança le levier le plus loin possible, en le faisant tourner verticalement sur lui-même, en direction des pales de l’hélicoptère.
Il se préparait à faire un bond en arrière si le rotor lui renvoyait le pied-de-biche. Mais ce ne fut pas le cas. Le levier heurta les pales avec un terrible fracas. Aussitôt, l’hélicoptère se mit à tournoyer, penché vers la façade, et…
Le verre vola en éclats. Une pluie de fragments tomba vers le sol.
Les pales mordirent dans l’acier entre deux fenêtres, faisant jaillir des étincelles sous des angles différents à chacun des impacts successifs. L’hélicoptère heurta la façade, le disque du rotor entama le mur du bureau. Des fragments de lambris en séquoia volèrent avec un bruit de scie circulaire. Lorsque le rotor heurta l’armature en béton de l’immeuble, l’extrémité des pales fut aussitôt grignotée mais elles continuèrent à tourner en perdant à chaque passage des éclats qui formèrent un nuage de confettis.
Une pale se planta alors dans le béton avec un hurlement de métal torturé, et le rotor s’immobilisa.
L’hélicoptère piqua du nez. C’était maintenant le corps de l’appareil qui pivotait lentement dans le sens des aiguilles d’une montre. Son rotor arrière heurta la façade de l’immeuble, et de nouveaux éclats de verre et de bois volèrent.
Les turbines de l’hélico hurlaient. Une fumée noire sortait du compartiment moteur, et des flammes jaillissaient des tuyères d’éjection. L’habitacle bascula en avant, et l’appareil commença à tomber en rebondissant sur la façade, étage après étage. Tout en bas, dans la rue, Pierre aperçut des gens qui couraient se mettre à l’abri.
Il entendit des pas, mais le bruit était à moitié noyé par le fracas de l’hélico de la police qui demeurait en vol stationnaire à quelques mètres de la terrasse. Avi courut vers l’endroit où il se trouvait.
L’hélico de Sousa continuait de chuter, presque au ralenti. Ses pales rognées tournaient toujours, plus ou moins de travers, fournissant une sustentation partielle, jusqu’au moment où…
Il s’écrasa au sol comme un œuf, dans une explosion de métal et de verre.
Puis, comme une fleur qui s’ouvre, les flammes jaillirent. Le carburant avait pris feu. Une colonne de fumée noire s’éleva bientôt jusqu’au quarantième étage et encore plus haut.
L’engin du SFPD décrivait des cercles au-dessus de tout cela. Puis il descendit se poser sur un parking à bonne distance.
Pierre contempla l’enfer qui se déchaînait au-dessous de lui, illuminé par les feux du soleil couchant et les flammes que reflétaient les panneaux de verre de l’immeuble voisin, avec en plus les gyrophares des voitures de police. Après tout ce temps, Ivan le Terrible avait enfin subi son châtiment.
Il fit un pas en arrière, vacilla, se tourna et s’écroula, adossé au parapet.
— Ça va ? lui demanda Avi en se tournant vers lui après avoir, lui aussi, jeté un coup d’œil à la scène de carnage en contrebas.
Les mains tremblantes de Pierre s’étaient de nouveau posées sur son genou éclaté. La douleur était insupportable. On aurait dit que des milliers d’aiguilles lui transperçaient la jambe. Le visage crispé, il secoua la tête.
Avi prit son téléphone.
— Ici Meyer, dit-il. Envoyez immédiatement une équipe médicale sur la terrasse.
Un autre agent de l’OSI déboula de la cage d’escalier, mais il n’était pas essoufflé comme les autres. Il courut jusqu’à l’endroit où ils se trouvaient.
— Nous avons pu remettre l’un des ascenseurs en état de marche, dit-il. Ils étaient tous bloqués au même étage, mais nous avons utilisé la clé de secours pour en faire fonctionner un après avoir forcé la porte.
— Que s’est-il passé ? demanda Avi.
L’agent regarda rapidement Pierre, puis se tourna de nouveau vers Avi.
— Apparemment, une barre de fer est tombée de la terrasse sur le rotor de l’hélicoptère, et c’est ce qui a causé sa chute.
Avi hocha la tête et fit signe à l’homme de s’éloigner. Quand ils furent seuls, il se pencha vers Pierre, qu’il aida à se redresser en le soulevant par les aisselles.
— C’est vous qui avez jeté cette barre ?
Pierre ne répondit pas. Avi poussa un long soupir.
— Bonté divine, Pierre, la justice expéditive, ça ne se pratique pas à l’OSI. Plus maintenant, en tout cas. Danielson n’avait même pas fait l’objet d’une inculpation.
Pierre haussa légèrement les épaules.
— La justice, dit-il d’une voix rauque, citant encore un prix Nobel – il ne se rappelait pas lequel –, c’est quelque chose que l’on repousse toujours, mais qui finit généralement par s’exercer fortuitement.
Il leva sa main droite de son genou et la tint en l’air. Bien qu’ils fussent abrités du vent par le parapet, son bras tremblait comme s’il était secoué par des rafales qu’il était le seul à sentir.