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— Disons, ajouta-t-il, que la faute en revient à la chorée.

Les paupières d’Avi se plissèrent. Il s’adossa lui aussi au parapet, épuisé, pas seulement par les quarante étages, mais aussi par toutes ces années qu’il avait passées à poursuivre les Ivan, les Adolf et les Heinrich. Il ferma les yeux et exhala un long soupir en attendant l’arrivée de l’équipe médicale.

42

Dès le début de l’horaire des visites, Molly entra dans la chambre de Pierre à l’hôpital général de San Francisco. Il tourna la tête vers elle. Tout le côté gauche de son crâne était entouré d’un pansement, et ses deux jambes étaient en traction.

— Bonjour, mon chéri, lui dit Molly.

— Bonjour, mon amour. (Pierre fit un geste englobant tout le matériel médical autour de lui.) Après ton départ, hier soir, quelqu’un m’a dit que ma note d’hôpital allait s’élever à quelque chose comme deux cent mille dollars. (Il parvint à sourire.) Je suis drôlement heureux que Tiffany m’ait finalement convaincu de souscrire le plan Carte d’Or.

— Je t’ai apporté le journal.

Molly sortit le San Francisco Chronicle du sac en toile qu’elle avait posé à côté d’elle.

— Merci, mais je n’ai pas tellement envie de lire en ce moment.

— Je peux te faire la lecture, si tu veux. Il y a tout un article en première page, signé Barnaby Lincoln.

— Ah oui ?

— Écoute ça. (Elle se racla la gorge.) « Des représentants officiels du Conseil des assurances de l’État de Califorie, escortés de huit policiers, ont occupé ce matin les locaux de la Condor Health Insurance, Inc. à San Francisco à la suite des révélations fracassantes de la semaine dernière concernant cette compagnie. La Condor a fini d’exister à compter d’aujourd’hui, nous a déclaré Clark Finchurst, commissaire aux assurances de l’État de Californie. La caisse de prévoyance de la profession, créée en vue de ce genre de situation, s’occupera de régler les dépenses en cours jusqu’à ce que le portefeuille de polices de la compagnie soit réparti entre les différentes sociétés d’assurance de l’État… »

— Ah ! Bravo ! approuva Pierre.

— L’article annonce aussi la mise en place d’une commission d’enquête chargée de faire toute la lumière sur cette affaire. Craig Bullen s’est déclaré disposé à coopérer entièrement avec les autorités.

— Il fait bien.

— Ah ! Et je suis passée prendre les états informatiques que tu m’as demandés.

Elle sortit de son sac une épaisseur de cinq centimètres de papier plié en accordéon qu’elle posa sur la table de nuit de Pierre.

— Merci, lui dit-il.

Elle s’assit au bord du lit et prit l’une des mains dansantes de son mari dans les siennes.

— Je t’aime, lui dit-elle.

— Moi aussi, répondit-il en exerçant une tendre pression sur sa main. Je t’aime bien plus que les mots ne sauraient l’exprimer.

Ce soir-là, seul dans son lit d’hôpital, il prit connaissance des résultats livrés par le Cray du LBNL à l’issue des six minutes auxquelles il avait finalement eu droit. La simulation programmée par Shari et lui avait été soumise au super-ordinateur, qui avait livré trois cent quatre-vingt-quatre pages de résultats.

Quand il eut fini sa lecture, il utilisa la commande manuelle permettant d’abaisser à l’horizontale le dossier de son lit motorisé et demeura longtemps à contempler le plafond.

Tout concordait. Tout se mettait finalement en place.

L’existence de codons synonymes permettait bien d’ajouter des informations au code génétique standard ACGT. Bien sûr, AAA et AAG codaient tous les deux pour la lysine, mais la forme AAA ajoutait un zéro constituant ce que Shari avait déjà baptisé, dans une note manuscrite en marge du document, la fonction « gardien des clés », qui commandait l’apparition ou la correction des mutations déphasantes. La version AAG, elle, ajoutait un « un ».

Il ne s’agissait là, toutefois, que de la partie émergée de l’icerberg. Quatre codons correspondaient officiellement à la proline : CCA, CCC, CCG et CCT. Pour tous les quatre, la lettre finale indiquait un décalage de plusieurs ordres de grandeur en base 16 du curseur d’épissage, qui indiquait l’endroit où un nucléotide allait être ajouté ou supprimé dans l’ADN, ce qui provoquerait la mutation déphasante. Par exemple, la forme CCT déplaçait le curseur de 163, soit 4 096 nucléotides, et CCG de 164 ou 65 536 nucléotides.

D’autres synonymes accomplissaient des fonctions diverses, GAA et GAG représentaient tous les deux la glutamine, mais déterminaient également la direction du mouvement du curseur, GAG le déplaçait vers la « gauche » (dans la direction allant de l’atome de carbone 3’ à l’atome de carbone 5’ au niveau de chaque désoxyribose), tandis que GAA le déplaçait vers la « droite » (direction 5’vers 3’). D’un autre côté, TTT, qui correspondait à la phénylalanine, codait pour l’insertion d’un nucléotide, alors que son synonyme TTC représentait une instruction de suppression d’un nucléotide. Quant aux quatre codons qui constituaient la thréonine, ACA, ACC, ACG et ACT, leur dernière lettre indiquait quel nucléotide devait être inséré à l’emplacement du curseur d’épissage.

Le codage par les synonymes déplaçait le curseur, mais la synchronisation des mutations déphasantes était gouvernée par certaines séquences apparemment redondantes et démesurément longues de l’ADN de rebut. À l’échelle plus réduite de l’individu, il avait déjà été démontré que le nombre de « bégaiements » de forme CAG déterminait l’âge auquel la maladie de Huntington allait se déclarer. Comme Pierre l’avait fait remarquer à Molly, le nombre de ces répétitions variait d’une génération à l’autre, phénomène appelé « anticipation », d’une manière ironiquement prophétique étant donné ce que le modèle de Shari et de Pierre démontrait aujourd’hui.

En fait, leur simulation laissait entrevoir des voies de recherche intéressantes dans la manipulation des déclencheurs génétiques, et ces recherches pourraient un jour déboucher sur un traitement de la maladie de Huntington et d’autres affections du même genre. Aucune percée n’était probable dans un avenir immédiat, mais il y avait des chances pour que, dans une dizaine d’années peut-être, le contrôle de ces déclencheurs chronologiques apparemment aberrants devienne une réalité. La boucle était bouclée. En choisissant délibérément de ne pas s’attaquer de front à la chorée, Pierre avait réalisé la découverte qui allait permettre un jour de guérir la maladie.

Si c’était tout ce que ses travaux laissaient prévoir, il aurait pu être intellectuellement satisfait tout en demeurant profondément triste, écrasé par la cruelle ironie du sort qui faisait que seul un traitement radical et immédiat aurait pu lui venir en aide.

Une citation lui vint à l’esprit. Encore un prix Nobel, naturellement. Le philosophe français Henri Bergson avait écrit en 1907 dans son ouvrage L’Évolution créatrice que « le présent ne contient rien de plus que le passé, et ce qui réside dans l’effet se trouvait déjà dans la cause ». L’ADN de rebut constituait bien un langage, comme le suggérait cet article que Shari avait déniché. Un langage qui avait permis à son concepteur de rédiger le maître plan de la vie. Pierre sentait battre son cœur d’excitation. Il avait des montées d’adrénaline. Finalement, il sombra insensiblement dans le sommeil, les précieux feuillets reposant sur sa poitrine, et rêva de la main de Dieu.

Molly poussa la porte et fit irruption dans le bureau.