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Dix-huit mois plus tard

Pierre était terriblement occupé ces jours-ci. Barnaby Lincoln n’avait pas menti. Le lobbyisme était une activité intéressante. Et qui sait ? Elle porterait peut-être un jour ses fruits. En attendant, Shari avait terminé leur article cosigné, intitulé : « Un mécanisme propre aux intros d’ADN sert à provoquer des mutations déphasantes jouant un rôle majeur dans l’évolution. » Et ils l’avaient soumis à la revue Nature.

Aujourd’hui, cependant, c’était un jour spécial, pas question de continuer à se tourmenter sur le sort que le comité de lecture de la revue allait réserver à leur papier, ni à téléphoner partout ni à dicter lettre sur lettre.

Ils ne pouvaient pas aller, comme tout le monde, au studio de photo chez Sears, pour faire tirer le portrait de la famille Tardivel-Bond. C’était un peu plus compliqué que ça. Pierre avait ses bons et ses mauvais moments, et ils durent attendre plus d’une heure pour que ses mouvements désordonnés se calment et qu’il puisse poser à peu près normalement pour la photo. Quant à Amanda, à trois ans, elle avait moins de problèmes avec les gens, mais il était préférable de la tenir aussi éloignée que possible des adultes aussi stupides que bien intentionnés qui disaient n’importe quoi en croyant que, puisqu’elle ne parlait pas, elle n’entendait pas non plus.

Molly avait aidé Pierre à s’habiller, comme elle le faisait désormais chaque jour. Au début, elle avait pensé le mettre en complet-cravate, mais ce n’était pas lui, ça. Elle voulait le garder dans son souvenir tel qu’il était réellement. Elle décida plutôt de l’aider à enfiler le maillot rouge en jersey de l’équipe de hockey des Canadiens de Montréal, qu’il aimait tant.

Pour sa part, elle opta pour une tenue un peu plus recherchée que d’habitude : chemisier en soie bleu pastel et jupe noire. Elle mit aussi du rouge à lèvres et du fard à paupières.

Ils avaient emprunté à l’université un appareil de qualité et un trépied. Molly avait disposé deux fauteuils devant la cheminée et cadré soigneusement la photo.

Amanda portait une ravissante petite robe rose à fleurs. Molly évitait généralement ce genre de stéréotype, mais aujourd’hui ce n’était pas la même chose. Elle voulait que son enfant ressemble à toutes les autres petites filles de son âge. Il y avait des moments où ces choses-là avaient leur importance.

Finalement, Pierre murmura :

— Je crois… que ça y est.

Molly sourit. Elle l’aida à s’asseoir dans l’un des fauteuils. Son avant-bras droit bougeait un peu mais dès qu’il fut installé, il le maintint avec sa main gauche. Molly s’assit à son tour, lissa son corsage et sa jupe, puis fit signe à Amanda de venir s’asseoir sur ses genoux. La petite fille courut joyeusement vers elle.

Quand sa maman déposa un baiser sur son front, son sourire s’épanouit. Molly tenait la télécommande de l’appareil. Elle désigna du doigt l’objectif en demandant à Amanda de le regarder et de sourire.

Pierre ôta sa main gauche de dessus son bras droit et sourit lui aussi en voyant que, pour le moment du moins, il avait cessé de trembler. Il réussit à le lever lentement et à le poser sur l’épaule de sa femme. Amanda, à son tour, tendit le bras et lui saisit trois doigts dans sa petite main potelée. Molly actionna alors la télécommande. Il y eut un préflash, aussitôt suivi du vrai éclair.

Surprise mais excitée par cette vive lumière, Amanda fit des bonds sur les genoux de sa maman. Molly attendit qu’elle se calme un peu avant de prendre une autre photo. Elle se disait qu’ils offraient l’image de la famille idéale. Pas seulement celle d’une femme, de son mari et de leur enfant qui partageaient un amour précieux, mais aussi, au sens propre, l’image de toute la race humaine, unie par ses silences, par la parole et la télépathie, et représentant à la fois le passé, le présent et l’avenir. Les origines et le devenir de l’humanité.

La télépathie de Molly, à l’aube du XXIe siècle, était apparue par accident, à cause d’un simple nucléotide qui s’était glissé par mégarde dans son ADN. Mais le code génétique produisant le neurotransmetteur de la télépathie était bien présent, caché, déphasé en quelque chose d’autre, dans l’ADN de chaque être humain.

Les paroles qu’elle avait prononcées quelques années auparavant lui revinrent en mémoire : « Peut-être qu’un jour, dans un avenir lointain, l’humanité sera prête à assumer un truc comme ça, mais je ne pense pas que ce moment soit venu. »

Le moment était-il arrivé maintenant ?

Les découvertes de Pierre étaient fondamentales. Tout s’y trouvait. Pas seulement nos origines. Pas seulement les codes servant à fabriquer des griffes, des écailles, des coquilles d’œuf. Pas seulement notre passé reptilien et amphibie. Pas seulement les déclencheurs de la danse de l’ontogenèse qui semblait récapituler la phylogenèse au cours du développement de l’embryon. Pas seulement des restes et des laissés-pour-compte.

Pas seulement du rebut.

Oui, tout le passé était là. Mais aussi l’avenir. Le brouillon comme le maître plan, tout notre devenir.

Qu’avait-elle dit à Pierre, de nombreuses années auparavant ? « Dieu a établi les grandes lignes au départ : la direction générale que prendra la vie et le sens global de l’univers. Mais, après avoir mis tout en œuvre, il n’intervient plus. Il se contente de regarder les choses se développer selon les principes qu’il a établis au départ. »

Elle actionna de nouveau la télécommande. L’éclair emplit la pièce.

Amanda leva la tête vers son père et fit signe avec ses mains :

Pourquoi on fait ça ?

— Nous faisons cela, lui répondit Pierre, parce que nous sommes une famille.

En maîtrisant ses gestes, il avait réussi à exprimer ces mots lentement mais clairement. Amanda leva vers lui ses grands yeux marron. Ses traits étaient déformés par une grimace. Il y avait une éternité qu’elle s’exerçait en secret avec sa mère. Un jour, elles avaient même été interrompues lorsque Pierre était entré sans prévenir dans le living. Mais elle n’y était encore jamais arrivée. Elle comprenait que c’était un moment très spécial. Aussi, elle essaya de nouveau, de toutes ses forces.

Le bruit était âpre, comme du carton que l’on déchire. Cela ressemblait plus à un halètement prolongé qu’à autre chose. Mais on ne pouvait pas s’y tromper, surtout quand on avait tellement espéré entendre cela un jour.

— Papa, je t’aime, avait dit Amanda en le regardant.

Il pensa quelque chose en français, mais se ravisa en souriant à sa femme et reformula sa pensée en anglais en la serrant dans ses bras.

La vie ne saurait me combler davantage.

Épilogue

Il y a deux grandes tragédies dans la vie. La première, c’est de perdre l’objet de tous ses désirs ; la seconde, c’est de l’obtenir.

George Bernard SHAW, lauréat du prix Nobel de littérature 1925
Treize ans plus tard

Valerie Beckett, première présidente des États-Unis, regarda les cinq cents personnes assemblées sur la pelouse de la Maison-Blanche. La plupart étaient assises sur des chaises pliantes en métal spécialement fournies pour l’occasion, mais quelques-unes avaient un fauteuil roulant. Derrière la grille en fer forgé, des centaines de spectateurs et de touristes observaient la scène avec étonnement. C’était une belle matinée ensoleillée, avec un ciel céruléen et un parfum de roses qui flottait dans l’air. Le mari de Beckett, le Premier Gentleman, Roger Ashton, lui souriait au premier rang. De minuscules caméras de télé, beaucoup plus petites que celles qu’on utilisait seulement quelques années auparavant, étaient posées sur leurs trépieds. Les drapeaux flottaient au vent.