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Mika Waltari

MYRINA

LE SECRET DU ROYAUME 01

roman

Traduction de Monique Baile et Jean-Pierre Carasso

Olivier Orban

Paru sous le titre original :

« Ihmiskunnan viholliset »

aux Éditions WSOY, Helsinki

© The estate of Mika Waltari, 1979

© Olivier Orban, 1983, pour la traduction française

ISBN 2. 85565.209. X

Première lettre

Marcus Mezentius te salue, ô Tullia !

Dans ma lettre précédente, ô Tullia, je t’écrivais le récit de mes voyages au long du fleuve d’Égypte. J’ai pris mes quartiers d’hiver à Alexandrie, après y avoir vainement attendu ton arrivée jusqu’aux orages de l’automne. Comme l’amour me rendait puéril ! Le plus riche marchand, le plus curieux des citoyens ne visitaient pas le port avec plus de diligence que moi pour guetter l’arrivée des vaisseaux d’Ostie et de Brundisium. J’y ai passé chaque journée jusqu’à la fin de la saison navigable, au point de devenir une peste redoutée des gardes, des inspecteurs de la douane et des officiers du port que je harcelais sans relâche de mes questions.

Il est vrai que mon savoir s’en trouva accru et que j’appris bien des choses curieuses concernant les pays lointains ; mais à force de contempler les flots en direction du large, on sent ses yeux s’emplir de larmes amères et, quand le dernier des vaisseaux fut arrivé, force me fut de constater que tu m’avais abandonné. Voilà maintenant un an que nous nous sommes rencontrés, ô Tullia, et que tu m’as persuadé de quitter Rome par des vœux et des promesses dont je vois aujourd’hui toute la fausseté.

Mon cœur débordait d’amertume lorsque je t’ai écrit cette première lettre pour te dire adieu à jamais, jurant de m’embarquer pour les Indes et de n’en plus revenir. Des rois grecs y règnent encore sur des cités inconnues, descendants des compagnons d’Alexandre. Pourtant je puis bien aujourd’hui reconnaître que je n’écrivais pas sincèrement, incapable de supporter l’idée de ne te revoir jamais, ô Tullia.

Quand un homme a passé la trentaine, il ne devrait plus être l’esclave de son amour. J’ai recouvré le calme, oui vraiment, et les plus hautes flammes de ma passion se sont éteintes. À Alexandrie, cette passion m’a conduit à rechercher de fort douteuses compagnies et à m’y épuiser. De cela je n’éprouve nul regret, car il n’appartient à personne de modifier le cours de ses actes passés ni de rien changer à ce qu’il a fait. Mais j’y ai mesuré la profondeur de l’amour que tu m’inspires car rien n’a pu me satisfaire. C’est pourquoi je dois te rappeler, ô ma bien-aimée, qu’un jour aussi la fleur de ta jeunesse devra faner, ta peau éclatante se fripera de rides, tes yeux terniront, ta chevelure grisonnera et les dents tomberont de ta bouche vermeille. Alors peut-être regretteras-tu d’avoir ainsi sacrifié ton amour à la poursuite de tes ambitions politiques. Car tu m’aimais, j’en demeure persuadé ; je ne puis douter des serments que tu as prononcés. S’il en allait autrement, rien au monde n’aurait plus de sens à mes yeux. Ainsi, tu m’as aimé, mais si tu m’aimes encore, voilà ce que je ne puis dire.

Aux heures d’espoir, je songe que ce fut réellement pour mon bien seul, pour me faire échapper au danger – à la perte de mon domaine et peut-être de ma vie – que tu me poussas à quitter Rome par des promesses fallacieuses. Jamais je ne fusse parti si tu n’avais fait vœu de me rejoindre à Alexandrie, où nous devions passer la saison d’hiver ensemble. Plus d’une dame distinguée a fait avant toi ce voyage en Égypte sans y emmener son époux et la coutume n’est pas près de se perdre si les femmes de Rome me sont connues. Maintenant que la saison navigable est revenue, tu pourrais être de retour chez toi et nous eussions passé quelques mois ensemble, ô ma Tullia.

Au lieu de quoi je me suis épuisé le corps et l’âme. J’ai d’abord voyagé, mais je me suis lassé de graver ton nom et le symbole de mon amour sur les monuments et les colonnes des vieux temples. Dans mon tourment, j’ai consenti à me faire initier aux mystères d’Isis ; mais comme je devais être plus vieux et plus endurci qu’en cette nuit inoubliable où toi et moi nous sommes voués à Dionysos, dans son temple de Baiae, je n’ai point retrouvé mon extase d’alors. Je ne puis me résoudre à croire ces prêtres au crâne rasé. Après la cérémonie, j’ai seulement songé que j’avais payé trop cher quelques connaissances sans grande signification.

Mais ne va pas croire que je me suis complu dans la seule compagnie des prêtres d’Isis et des femmes de leur temple. J’ai lié connaissance aussi avec des acteurs et des chanteurs, et même avec des athlètes qui combattent les taureaux dans le cirque. J’ai assisté à quelques représentations d’anciennes pièces grecques que l’on pourrait fort bien traduire en latin pour les faire représenter à Rome. Mais je ne recherche point ce genre de réputation flatteuse. Si je te dis tout cela, c’est pour te montrer que le temps passe vite à Alexandrie, capitale plus raffinée, plus dissolue et plus dévorante que Rome même.

C’est toutefois au Mouseion, la bibliothèque voisine du port, que je passe le plus clair de mon temps. Il s’agit en fait d’un ensemble de plusieurs bibliothèques : un groupe d’édifices qui constitue un quartier entier de la cité. Les vieillards dont j’y ai fait la connaissance déplorent l’état de délabrement des collections, car ils vivent dans le passé. Ils affirment que ce monument ne retrouvera jamais son ancienne gloire par la faute de Jules César qui, assiégé dans la ville, mit le feu à la flotte égyptienne dans le port. Plusieurs bâtiments furent incendiés par la même occasion et le feu détruisit une centaine de milliers de rouleaux irremplaçables, œuvres des Anciens.

Il m’a pourtant fallu des semaines pour apprendre à me servir des catalogues afin de retrouver les ouvrages que je désirais lire. Il existe des dizaines de milliers de rouleaux de commentaires sur la seule Iliade, pour ne rien dire des travaux consacrés à Platon et Aristote, logés dans des bâtiments distincts. Outre tout cela, on trouve d’innombrables rouleaux qui ne figurent sur aucun catalogue et qui n’ont sans doute jamais été lus depuis qu’ils ont été adjoints aux collections.

Pour des raisons politiques que je puis comprendre, les autorités ne tenaient guère à me voir exhumer les prédictions des Anciens ni à m’aider dans mes recherches. J’ai dû trouver mon chemin comme à tâtons, par des questions indirectes, gagnant leur confiance par des présents et des festins. Les bibliothécaires sont mal rétribués et ne possèdent pas de fortune personnelle, comme c’est souvent le cas des plus sages d’entre les érudits et toujours celui des hommes qui aiment les livres plus que leur propre vie, plus que la prunelle de leurs yeux.

De cette manière, j’ai réussi à dénicher une longue série de prédictions célèbres ou obscures aux quatre coins de la bibliothèque. Il m’apparaît qu’au long des âges et chez tous les peuples, les prophéties ont toujours revêtu une forme semblable : elles sont obscures et ambiguës comme les plus irritants oracles. À vrai dire, je me suis plus d’une fois surpris à laisser de côté tout ce fatras amphigourique pour me plonger dans le récit d’aventure et de voyage de quelque auteur grec convenablement menteur. Alors j’étais parfois saisi du désir de mettre de côté toutes ces prophéties contradictoires pour me consacrer moi-même à la rédaction de quelque récit façonné à la manière de ces contes grecs. Mais, malgré ma naissance, je suis encore trop romain pour me laisser aller à écrire au gré de ma seule imagination.