— Peu importe, nous sommes bien partout, répondis-je. Laisse-nous seuls, car nous avons à parler.
Il nous assura aimablement que nous pourrions rester tranquilles jusqu’au lendemain et que si nous désirions davantage de vin, il suffirait d’aller le lui demander. Puis il s’en fut, emportant la jarre. Myrina commença à manger, d’abord sans appétit, puis manifesta peu à peu plus de plaisir jusqu’à vider complètement la soupière et achever la dernière miette de pain.
Lorsqu’elle fut rassasiée, elle dit :
— Qu’y a-t-il de répréhensible dans ma danse ? Pourquoi la malédiction s’est-elle abattue sur moi au point que je n’aie plus aucune confiance en mes membres tremblants de peur ? Tu m’as vue danser sur le bateau ! Je ne danse point pour séduire les hommes, mais pour distraire et faire naître une émotion par le truchement de mon art. Et qu’importe que je danse nue ? Le mouvement des vêtements me déséquilibrerait et d’ailleurs il n’y a guère d’appas sur ma maigre personne, je n’ai même pas de seins à montrer ! Je suis musclée voilà tout ! Je n’arrive pas à comprendre pourquoi les Juifs m’ont jeté des pierres aussi impitoyablement.
Elle me montra les coups qu’elle avait reçus ainsi qu’une contusion mal guérie dans le cuir chevelu.
— On avait demandé à manger dans un village et, en guise de remerciement, nous voulûmes les distraire de notre mieux en chantant, jouant de la musique et dansant, mais ils m’auraient tuée n’eût été l’importance de notre troupe. L’idée que l’on peut trouver quelque chose de répréhensible dans mon art me tourmente et je crois que plus jamais je ne saurai danser comme avant.
— Il me semble comprendre la raison de leur haine, dis-je après réflexion. On m’a raconté que la princesse Hérodiade ordonna à sa fille de danser devant l’impudique Hérode Antipas afin de le séduire et d’obtenir la condamnation à mort d’un prophète qui avait médit à son sujet. Voilà pourquoi les fils d’Israël respectueux de la loi détestent la danse profane.
Myrina secoua la tête, disant :
— Autrefois, j’étais fière de ma profession et j’aimais la vie libre et différente du comédien. Mais nous avons essuyé un malheur après l’autre si bien que l’angoisse s’est glissée en moi, je crains maintenant l’avenir, et notre ultime malheur, la mort de mon frère, a brisé mon courage à tout jamais.
Malgré tout, après avoir de la sorte soulagé son cœur, poussée par la curiosité elle ouvrit la bourse, en tripota les pièces et me demanda quel saint homme m’avait envoyé et comment je l’avais dénichée. Je lui racontai ma rencontre avec le pêcheur solitaire et mon pari dans le cirque.
— Je suis convaincu que cet homme t’a entendue alors que tu pleurais ici sous la scène du théâtre et que lui se trouvait de l’autre côté du lac. Comment est-ce possible et comment connaissait-il la mon de ton frère, je n’ose même pas tenter de te l’expliquer. Les pièces en tout cas t’appartiennent et tu es libre d’aller et venir à ta guise.
Myrina, le front plissé, me supplia :
— Décris-moi cet homme ? Avait-il l’air d’avoir beaucoup souffert et d’être à bout de forces ? Son visage était-il si doux et si grave à la fois qu’il est impossible de l’oublier ? Avait-il des cicatrices aux pieds et aux poignets ?
— Exactement ! m’écriai-je avec enthousiasme. Où donc l’as-tu rencontré ?
— Après notre fuite pour échapper à la fureur des Juifs, se souvint Myrina, nous n’avions à manger que des herbes des champs. Enfin nous trouvâmes un puits et, fatigués autant que découragés, nous décidâmes de rester auprès pour passer la nuit. C’est alors que cet homme, se traînant de fatigue sur le chemin, vint à nous en disant : « Donnez-moi à boire à moi aussi ! » Mais nous étions tous pleins de ressentiment à l’égard des Juifs et les hommes de la troupe le contraignirent à s’éloigner, mon frère même se moqua de lui, criant : « Même si tu étais dans l’enfer des Juifs, je ne me mouillerais pas le petit doigt pour te soulager parce que tu es un Juif maudit ! » Mais moi, j’eus pitié de lui, je tirai de l’eau, lui donnai à boire et lavai ses pieds blessés, ce qu’il ne pouvait lui-même. Nul comédien ne m’en empêcha car, dans le fond, ce sont des gens pleins de compassion et je suis sûre que mon frère ne faisait que plaisanter et l’aurait finalement laissé s’approcher du puits. N’oublie point qu’à ce moment-là nous étions tous remplis de colère contre les Juifs !
« Après avoir bu et lorsque j’eus fini de lui laver les pieds, il me regarda avec tendresse, me bénit et dit : « Ce que tu m’as fait, tu l’as fait à celui qui m’a envoyé. Il te sera beaucoup pardonné pour cette seule action. Les princes et les rois te regarderont avec envie parce que tu m’as donné à boire lorsque j’avais soif. »
— En vérité, il t’a dit cela, ô Myrina ? demandai-je avec étonnement.
— Oui, il l’a dit ! répéta Myrina. Je me garderais d’oublier ces paroles même si je ne les ai guère comprises et leur étrangeté les a gravées dans mon esprit. Mais quand je retournai auprès du reste de la troupe, il a disparu. Le ventre vide, nous nous résolûmes à dormir près du puits tout en mâchonnant des écorces d’arbres. Peu après que nous nous fûmes installés pour la nuit, survint par le chemin une vieille femme qui regardait tout autour d’elle comme à la recherche de quelqu’un. Elle portait un panier avec du pain d’orge et de la viande de mouton qu’elle nous offrit et quand nous la prévînmes que nous ne possédions rien pour la payer, elle répondit :
— Prenez et mangez ! On m’a promis que tout ce que je donnerais me serait rendu au centuple !
« Nous le prîmes donc, le mangeâmes et fûmes rassasiés. Les hommes furent d’avis que les Juifs, effrayés des mauvais traitements qu’ils nous avaient infligés, tentaient ainsi de nous dédommager. Puis la vieille femme ramassa les restes et s’en fut avec son panier.
« Moi, je pense que cet homme si las et si épuisé devait l’avoir rencontrée sur le chemin et lui avait demandé de nous apporter de la nourriture parce que je m’étais montrée aimable avec lui. Qui est-il donc en réalité si c’est le même homme que celui que tu rencontras cette nuit de l’autre côté du lac ?
Je réfléchis à l’opportunité de lui parler du Nazaréen, mais après une brève hésitation, je lui répondis :
— Je ne le sais ni le comprends. En tout cas, il te rembourse à la manière d’un roi le peu d’eau que tu lui as donnée ! Quant à moi, j’étais loin de me douter que j’allais te retrouver ici et que c’était à toi, ô Myrina, que je devais verser l’argent gagné aux courses ! Je vois là un signe m’avertissant que ce ne fut point de mon propre chef que je m’embarquai à Alexandrie. À présent, reste en paix et fais ce qui te plaira de cette fortune, je dois en effet te quitter car j’attends un message.
Myrina s’accrocha à mon bras d’un air résolu et me força à me rasseoir.
— Il n’est pas question, dit-elle, que tu partes d’ici sans plus ample explication ! L’homme dont tu as parlé ne peut être un homme ordinaire car nul n’agit ainsi et ne s’exprime de cette manière.
Ne désirant pour rien au monde révéler le secret du royaume à une jeune inconnue dont la profession de surcroît était plus que suspecte, je dis sur un ton brusque :
— Tu as reçu de lui ton dû et même plus que ce que tu mérites ! Laisse-moi donc en paix !
Elle remit la bourse dans mes mains et répliqua avec colère :
— Garde tes pièces et qu’elles brûlent dans ta conscience jusqu’à la fin de tes jours ! Tu ne pourras te débarrasser de moi avec de l’argent qui ne soulage en rien mon angoisse ! Mieux vaut me pendre ! Raconte-moi immédiatement tout ce que tu connais sur cet homme et conduis-moi auprès de lui !
Voyant que je n’avais plus d’échappatoire, je me lamentai amèrement, criant :