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— Ses œuvres ne sont point œuvres humaines et je ne puis en saisir le sens avec ma raison d’être humain ! N’y avait-il point en ce pays des veuves et des orphelins juifs, craignant Dieu et en quête du royaume ? Pourquoi a-t-il fallu qu’il choisît pour mon châtiment une Égyptienne pécheresse depuis l’enfance ?

— Je ne suis pas une Égyptienne d’humble origine, protesta-t-elle d’un air offensé. Je suis née sur une île de parents grecs d’excellente réputation et je ne vois pas ce que tu essayes d’insinuer en me traitant de pécheresse depuis l’enfance ! Il n’y a aucun déshonneur à exercer mon art qui ne vise qu’à susciter la joie et les rêves du public. Certes, je ne prétends pas avoir été la fille d’un seul homme, mais pour ce péché-là, il faut être deux, et je ne saurais dire qui est le plus fautif de moi ou de l’homme qui me force avec son argent à pécher avec lui. Mais ma vie d’autrefois a pris fin comme si je m’étais pendue. J’aspire à une nouvelle vie qui ne s’achète pas celle-là et tu dois m’aider à y parvenir comme si tu étais mon frère.

J’avais envie de pleurer ! Je venais à peine de me libérer de Marie de Beerot et voici qu’une autre fille, encore plus dangereuse, voulait me prendre sous sa coupe ! Je n’avais pas d’autre solution que parler ! Après avoir soupesé mes mots, je commençai ainsi :

— Je ne sais ce que tu pourras comprendre de ce que je vais dire, tu as vu maintes choses en ta vie et peut-être t’est-il déjà arrivé des événements que tu n’as pu expliquer. J’ai des raisons de croire que l’homme auquel tu as donné à boire et avec lequel j’ai discuté une nuit sur le rivage du lac est un certain Jésus de Nazareth.

— J’ai entendu parler de lui ! s’exclama-t-elle à ma grande surprise. Il était pratiquement l’unique sujet de conversation des légionnaires de la Décapole : il faisait des miracles, guérissait des malades, réveillait des morts et promettait de construire un royaume pour les fils d’Israël, c’est pourquoi il a été crucifié à Jérusalem ; mais ses disciples subtilisèrent son corps du sépulcre sous le nez de Ponce Pilate dans le but de faire croire au peuple qu’il avait ressuscité des morts. Mais veux-tu dire qu’il est vraiment ressuscité et que c’était lui que j’ai rencontré sur le chemin près du puits ?

— En vérité, il est ressuscité ! affirmai-je. Pour cela, il est le fils de Dieu et je crois savoir qu’il possède tout le pouvoir sur la terre comme dans les cieux. Rien de semblable n’avait jamais eu lieu ! Il est venu en Galilée, précédant les siens, et leur a donné rendez-vous sur la montagne ; sans doute l’as-tu rencontré en chemin.

— Mais…, objecta Myrina avec sagesse, comment pouvait-il éprouver la soif s’il est vraiment le fils de Dieu ?

— Comment le saurais-je ? grommelai-je. J’ai senti les traces des coups de fouet sur ses épaules, si réellement c’était lui ! Je peux témoigner qu’il est de chair et d’os, que c’est un homme parmi les hommes, mais en même temps il est le fils de Dieu ! Et ne me demande point comment ni pourquoi cela se peut ! Mais je suis pénétré du sentiment que ce mystère est ce qu’il y a de plus merveilleux en lui et ne s’était jamais vu à ce jour. Toutes ces raisons m’amènent à penser que son royaume ne peut être de ce monde comme les fils d’Israël se l’imaginent.

Myrina réfléchissait à ce que je venais de dire, ses grands yeux étonnés errant dans le vague.

— S’il est tel que tu le décris, finit-elle par exprimer avec crainte, alors il t’a envoyé afin que tu remplaces mon frère mort et non pas seulement pour que tu me donnes de l’argent. Il nous a ainsi attachés l’un à l’autre comme l’on attache par les pattes une paire de pigeons. Moi aussi j’ai soif de son royaume quel qu’il soit, pourvu qu’il ne ressemble point à cette vie dont je suis rassasiée. Partons ensemble à la montagne et jetons-nous à ses pieds pour qu’il nous accepte dans son royaume de même qu’il t’a donné à moi pour frère et m’a donnée à toi pour sœur.

— Ô Myrina, je n’ai ni le besoin ni la nostalgie d’une sœur, je te l’assure ! répliquai-je. Tu te trompes absolument ! Il ne peut être question que je t’amène avec moi à la montagne, car d’une part j’ignore moi-même si j’en trouverai le chemin, et d’autre part les disciples risquent de me tuer en croyant que j’espionne leurs mystères sacrés ! Tâche de comprendre ! Ils sont convaincus que leur royaume ne concerne que les Juifs circoncis et en prohibent l’entrée à tous les autres, qu’ils soient Romains, Grecs, ou même Samaritains parce qu’ils ne respectent point leur temple. L’affaire est beaucoup plus compliquée et dangereuse que tu ne l’imagines. Si tu me promets cependant de te bien conduire et de ne point me gêner, je m’engage à revenir dans le cas où il n’amènerait pas tout de suite dans son royaume ceux qui croient en lui, et à te raconter tout ce que j’aurai appris à son sujet ; dans le cas contraire, je ne reviendrai plus mais j’espère que tu conserveras un bon souvenir de moi.

Elle me jeta la bourse à la figure.

— C’est bien, dit-elle avec dérision. De même que celui qui se noie s’accroche à une planche, de même je suis prête à m’accrocher à Jésus de Nazareth et à t’accepter comme mon frère bien que tu sois loin de le valoir ! Tous deux nous nous comprenions à demi-mot, un seul regard parfois nous suffisait, les mêmes choses nous faisaient rire et nous nous moquions de tout, même de la faim et de la misère ! Va-t’en donc, homme au cœur de pierre, qui croit pouvoir acheter un être humain avec de l’argent ! Dépêche-toi de courir pour atteindre ta montagne ! Mais il me semble bien étrange le royaume où on te laisserait entrer après que tu m’aies abandonnée dans l’angoisse et la mort. Que sais-tu du désespoir et de la solitude, toi, un homme riche ?

Je la regardai et je lus dans ses yeux verts qu’elle était vraiment décidée à mettre fin à ses jours, ne fût-ce que pour m’ennuyer. Mais la gravité de ses paroles fit naître en mon esprit une étonnante pensée : peut-être après tout le Nazaréen désirait-il que je la prisse en pitié et l’acceptasse pour sœur, même si cette idée me paraissait dénuée de sens. Et je compris que son royaume n’était pas seulement une source d’agréments, mais exigeait aussi de l’homme des actions difficiles à accomplir.

— Ma sœur Myrina, dis-je sur un ton revêche, partons donc ensemble, mais ne me reproche pas ensuite ce qui peut arriver !

— Ne parle pas sur ce ton désagréable, ordonna-t-elle, visiblement peu satisfaite de ma manière d’accepter, si tu m’amènes avec toi, comporte-toi comme un frère et accepte de bon cœur ! Sinon, il est inutile que je t’accompagne.

Je n’avais plus qu’à prendre fraternellement dans mes bras son corps menu, à l’embrasser sur les joues et à la consoler avec de tendres paroles. Elle versa encore quelques larmes, puis nous quittâmes ensemble le théâtre sans que le vieux Grec qui chantonnait dans sa chambre devant sa jarre de vin n’y fît la moindre objection.

Le soleil venait de disparaître derrière les montagnes. Partout dans la cité en effervescence, on avait allumé des lampes et des torches. J’éprouvai un tel sentiment d’urgence à regagner mon hôtellerie, qu’il ne me vint même pas à l’idée d’acheter des vêtements neufs à la jeune fille et son accoutrement de danseuse avec ses sandales ornées lui attirèrent maintes galanteries de la part des promeneurs que nous croisions. J’avais le pressentiment que les disciples de Jésus se mettraient en route cette nuit vers la montagne ; ils ne pouvaient en effet choisir moment plus opportun car demain une foule de gens quitterait Tibériade en empruntant tous les chemins de la région et nul voyageur n’attirerait l’attention. Ces pensées me firent presser le pas.

Mais lorsque j’atteignis haletant et en nage l’hôtellerie grecque, je me rendis compte sous le brillant éclairage que j’avais agi comme un dément. L’élégant propriétaire de l’hôtel, habitué pourtant aux fantaisies de ses riches clients, se dirigea vers moi tout en examinant Myrina de la tête aux pieds.