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— Tu es insatiable, Romain ! dit-il sur le ton du reproche. Tu as d’abord amené pour te distraire une jeune Juive, et j’ai fermé les yeux car tu la cachais derrière les rideaux de ta chambre. Mais ceci passe la mesure : après un seul jour de fête, tu ramènes dans ma maison une stupide actrice qui dès que tu seras endormi viendra s’offrir aux autres clients pour quelques drachmes, fera du scandale et partira en emportant les draps ! Nous connaissons de reste la race des comédiens !

Je regardai Myrina de haut en bas avec les yeux de ce Grec et je remarquai seulement alors son vieux manteau fané de danseuse, ses genoux salis, son visage gonflé par les larmes et je vis que l’on pouvait croire qu’elle sortait tout droit d’une orgie ; elle portait en outre sous le bras le syrinx de son frère, ce qui n’est guère une recommandation lorsque l’on désire louer une chambre dans une hôtellerie de luxe ! Je compris donc les sentiments qui agitaient mon hôte, et de son côté Myrina jugea préférable de baisser les yeux et de se taire bien qu’elle eût sans doute beaucoup à répliquer. Je ne laissai point cependant de me sentir offensé par ces remarques qui mettaient en doute la santé de mon jugement. Saisi par l’absurdité d’une telle situation, je me pris la tête entre les mains.

— Tu fais complètement erreur ! m’écriai-je. Cette jeune fille est ma sœur : nous nous sommes disputés sur le bateau qui nous amenait d’Alexandrie et elle s’est entêtée à suivre une troupe de comédiens ; je l’ai dénichée dans le théâtre de Tibériade déjà lassée de ses aventures. J’espère qu’elle va trouver ici la possibilité de se baigner, de se vêtir décemment et de se faire coiffer. Je te supplie pour sa réputation de ne rien dire et tu n’auras point à t’en repentir.

Le Grec parut croire à moitié mon histoire, bien qu’il grommelât que jamais encore aucun de ses clients, aussi ivre de vin fût-il, n’avait eu le front de prétendre que la catin qu’il ramenait dans sa chambre était sa sœur. Mais lorsqu’il eut compris que je n’étais point pris de boisson, que je connaissais Myrina auparavant et que je ne l’avais pas ramassée dans la rue, il consentit à nous laisser entrer et enjoignit à un esclave de conduire la jeune fille au bain, puis à un coiffeur de lui friser la chevelure, enfin à un marchand d’apporter des vêtements dans ma chambre afin que je pusse choisir. Je désirais des habits décents et point trop voyants pour le voyage, mais quand Myrina revint du bain, elle voulut essayer plusieurs modèles, se contempler sur toutes les coutures dans le miroir que lui présentait l’esclave, si bien que son manège finit par me fatiguer et que je me jetai à plat ventre sur ma couche en me bouchant les oreilles pour ne plus entendre son insupportable bavardage.

En me voyant sérieusement fâché, elle laissa tomber le tas de toilettes par terre et congédia l’esclave ; puis, s’asseyant près de moi, elle me toucha l’épaule.

— Cela soulage une femme de sa tristesse et de ses peines quand on parfume son corps, peigne artistement sa chevelure et la revêt de beaux habits ! Mais tu ne dois point oublier que mon manteau élimé et mes vieilles sandales déchirées me sembleraient mille fois préférables si, les portant, je pouvais encore partager un morceau de pain d’orge avec mon frère ! Il faut au moins tenter de rire comme moi et te distraire de mes façons d’agir afin de chasser de ton esprit les mauvaises pensées.

— Ô ma sœur ! Il est bien que ta tristesse s’apaise ! m’écriai-je en me cachant la tête dans les mains. Mais à présent c’est moi qui suis rempli d’angoisse ; vois, il est déjà tard et chaque instant qui passe augmente ma terreur. Je ne sais ce que je crains, mais du fond de mon cœur je supplie Jésus le Nazaréen de ne point nous abandonner. Ne me parle plus de cheveux ni de vêtements ! Que m’importe à moi comment je m’habille, ce que je mange ou ce que je bois ! Le moment de l’accomplissement approche et le maître va bientôt apparaître devant les siens !

Myrina me serra dans ses bras, posant sa joue délicate contre mon épaule.

— M’as-tu appelée ta sœur avec sincérité ? demanda-t-elle à voix basse. Si oui, je ne désire plus rien. Je dormais ainsi dans les bras de mon frère, appuyant avec confiance ma tête sur sa poitrine.

Myrina s’endormit entre mes bras, quelques sanglots encore ponctuant parfois ses rêves. L’inquiétude qui m’avait envahi m’empêcha de fermer l’œil. À la lisière du rêve et de la pleine conscience, j’eus une vision dont je ne saisis point le sens : vieilli et la tête chenue, je cheminais interminablement à travers le désert, pieds nus et vêtu d’un manteau déchiré. Près de moi marchait Myrina, frêle et fatiguée, un paquet sur son épaule. Derrière nous, une Marie de Beerot grosse et bouffie, montée sur un âne, avançait, une expression de mécontentement inscrite sur son visage. Quelque part, au loin devant moi, un être resplendissant se retournait parfois pour nous regarder mais, malgré ma hâte, je n’arrivais jamais à le rejoindre.

Je me réveillai trempé de sueur : si, en vérité, je devais voir là un présage de mon avenir, et si tel était le royaume que m’offrait le Nazaréen, alors peut-être abandonnerais-je sa poursuite. Il me revint en mémoire qu’il m’avait également prédit d’autres maux la nuit où nous l’avions rencontré sur le rivage, si tant est que ce fut lui ! J’eus l’impression que des ténèbres plus épaisses que celles de la nuit s’approchaient de moi pour m’envelopper.

— Jésus de Nazareth, fils de Dieu, aie pitié de moi ! criai-je à haute voix poussé par mon angoisse.

Et voici que les ténèbres s’éloignèrent de moi. Je joignis les paumes de mes mains, et récitai en moi-même la prière que Suzanne m’avait apprise. Après avoir dit : « Amen ! » je m’endormis paisiblement jusqu’au petit matin.

Le brusque mouvement que fit Myrina en se relevant et s’asseyant à mes côtés me tira du sommeil. L’aube filtrait sa livide lumière à travers les fentes des persiennes.

— Ô mon frère Marcus ! s’exclama-t-elle, les yeux brillants et le visage éclairé par un sourire. Quel merveilleux rêve !

Puis elle raconta :

— Nous gravissions un escalier de feu, toi, moi et un autre ; mais le feu ne brûlait point et nous montions toujours plus haut vers une lumière toujours plus éclatante ; tu te fatiguas, mais je t’ai pris par la main et aidé à continuer.

Jamais je n’avais rêvé une chose aussi belle ; c’est un rêve de bon augure.

— J’ai rêvé moi aussi ! Dis-je. Et je pensai que peut-être nos deux rêves voulaient dire la même chose mais vue de manières différentes. Sur ces entrefaites, on entendit frapper à la porte et un esclave ensommeillé pénétra dans la chambre.

— Ne te fâche point, ô maître, chuchota-t-il avec crainte, mais on te demande ! Je n’aurais jamais osé venir te réveiller s’il n’y avait en bas un homme têtu avec deux ânes. Il ne cesse de répéter avec insistance que tu dois partir en voyage immédiatement !

Je m’enveloppai dans mon manteau et m’empressai de descendre. Le soleil n’était pas encore levé ; j’aperçus Nâtan, grelottant de froid, et laissai échapper un cri d’allégresse. Il paraissait également si impatient qu’en me voyant, il en oublia son mutisme.

— Ils ont quitté Capharnaüm cette nuit. Le message a été envoyé à tout le monde. Ils sont partis en groupes, chacun avec sa famille et ses parents. Ils ont emmené Suzanne à laquelle j’ai donné un âne ; j’ai prêté l’autre à Simon Pierre dont la belle-mère âgée est de santé délicate ; j’ai pensé qu’il convenait que tu fusses en bons termes avec lui, bien que pour le moment il ignore le nom du propriétaire de l’âne prêté. Mais je crois qu’ils ne repousseront aucun de ceux qui auront reçu le message, car c’est le jour de la grâce. Il est possible que la nuit prochaine soit fondé le royaume.