À contrecœur, je descendis de l’âne et dis :
— Viens ici, aveugle, je te monterai sur mon âne et moi je continuerai à pieds !
Myrina proposa :
— En vérité, si nous suivons le même chemin, et s’ils se rendent également à la montagne, pourquoi laisserions-nous le fils à la merci du hasard ? Il montera mon âne, cela m’est égal de marcher !
— Je ne voudrais point vous déranger, dit le jeune homme, mais si nous sommes fils du même père, il vous bénira certainement de m’avoir tendu une main secourable en ce moment critique !
J’eus bien du mal à accepter que ce pauvre garçon à la jambe cassée et son père furieux qui grommelait dans sa barbe fussent mes égaux ; comment pouvaient-ils avoir le même droit que moi, et même plus de droit encore car ils étaient fils d’Israël, à chercher Jésus le Nazaréen ? Mais lorsque j’eus enfin compris, je rendis grâce à Myrina dont la bonté naturelle avait su devancer la lenteur de mes pensées. Ensemble, nous lavâmes le visage du garçon, lui bandâmes la tête, puis fîmes des attelles pour sa jambe fracturée ; nous lui fabriquâmes également une canne sur laquelle s’appuyer et, en sautant sur sa jambe valide, il put se déplacer jusqu’à l’âne. Son père, déjà en selle et prêt à partir, écoutait tout ce que nous disions en remuant la tête avec inquiétude. Soudain, il s’écria d’une voix autoritaire :
— Qui est cette fille dont j’entends la voix et qui sait à peine parler notre langue ? Qu’elle ne te touche pas au moins, ô mon fils ! Et qu’elle ferme sa bouche ! Ne la regarde même pas afin d’éviter que son esprit immonde ne nous rende impurs en ce voyage sacré !
— Mon père respecte la loi, dit le jeune homme d’un air embarrassé. Il l’a suivie toute sa vie rigoureusement et le malheur ne l’a certes point frappé pour son manque de piété. Essayez de comprendre ! Pour rien au monde, il ne voudrait se sentir impur avant de rencontrer le guérisseur.
Malgré ses protestations, l’aveugle s’accrochait des deux mains à sa monture, de sorte que nous aurions eu beaucoup de mal à le jeter à bas quand bien même l’eussions-nous tenté de force. Alors s’évanouirent toutes mes bonnes intentions et je lui reprochai avec véhémence :
— Ceux de ta propre race t’ont abandonné sur le bord du chemin ! La jeune fille est grecque et moi je suis un païen incirconcis bien que j’aille vêtu à la manière judaïque. Mais j’espère que tu ne te sentiras pas souillé au contact de mon âne sur le dos duquel tu restes assis avec tant d’obstination.
Nâtan dit sur le ton de la conciliation :
— N’aie nulle crainte, ô vieillard aveugle ! Moi aussi je suis un fils d’Israël et fais partie des doux de la terre. Ils cherchent le même chemin que moi. Sache que jadis j’ai vécu dans une maison fermée du désert où j’ai appris à lire les Écritures. J’ai distribué mes biens aux fils de la lumière avec lesquels j’ai partagé la nourriture. Mais comme je n’étais guère doué pour les études, j’ai quitté le désert à la recherche du nouveau maître de la sagesse ; j’ai suivi un prophète vêtu de peaux de chameaux qui annonçait l’avènement du royaume et a baptisé notre Seigneur. On a tué ce prophète et je fis vœu de garder le silence afin de ne point tomber en la tentation de parler de choses que seul un maître véritable de la sagesse peut connaître. Mais l’heure est venue à présent, et c’est pourquoi je suis délié de ma promesse.
« Crois-moi toi qui ne vois point ! En ces temps que nous vivons, il n’y a pas parmi le peuple ni en nulle génération un seul homme pur et sans péché. Ni les ablutions, ni les sacrifices, ni le maître le plus grave ne te peuvent purifier. Mais le Verbe s’est fait chair et il a demeuré parmi nous et nous ne l’avons pas connu. Il a été crucifié, et il a ressuscité des morts pour nous délivrer de nos péchés. Si tu crois en lui, tes yeux guériront et tu recouvreras la vue. Mais si tu te considères comme plus pur que nous, alors je pense que tu ne guériras point.
Le vieux se lamenta à haute voix et, tenant l’âne d’une seule main, chercha avec l’autre à saisir le bord de son manteau afin de gratter ses habits.
— Ô père, ces étrangers ont eu pitié de nous, dit son fils en l’arrêtant, tandis que les justes nous abandonnaient ! N’aie point le cœur endurci et ne les outrage pas ! Le soleil de notre père éclaire les bons et les méchants et les fils d’Israël aussi bien que les païens. Ne cherche pas à briller plus que son soleil, ô toi qui as déjà reçu le châtiment de la cécité.
Mais l’aveugle lui intima l’ordre de se taire et pria Nâtan de tirer l’âne en avant afin de ne point demeurer trop proche de nous ; Myrina resta derrière avec moi et le jeune homme ralentit le pas de sa monture pour cheminer à nos côtés.
— Mon père a du mal à se délivrer de l’ancien, expliqua-t-il avec calme. Mais votre guide a bien parlé, nul homme juste en effet n’existe sur cette terre et, même si je m’échinais à accomplir la loi, je n’arriverais point à me libérer de mes péchés. Je ne m’estime pas meilleur qu’un païen et je n’arrive pas à imaginer que votre miséricorde me puisse remplir d’immondices.
Je le regardai : son visage, tendu par la souffrance, était jaune comme cire et il serrait les dents pour ne point tomber.
— En voyant la pureté de ta face aux yeux brillants, je ne puis croire que tu pèches à dessein.
— Dieu créa l’homme à son image et ressemblance, reprit-il. Mais après la chute de nos premiers ancêtres, Adam et Ève, l’image divine s’est troublée en moi et j’ai honte de ma nudité devant Dieu.
— J’ai entendu et lu cela, mais je n’en ai jamais saisi le sens, répondis-je. L’érudit hébreu d’Alexandrie m’en expliquait seulement le symbolisme.
Le jeune homme ébaucha un sourire.
— Comment pourrais-je, moi un garçon sans la moindre culture, y comprendre quelque chose ? Mais j’ai vu Jésus le Nazaréen sur la rive du lac, il rendait la vue aux aveugles et les boiteux ou les paralysés eux-mêmes pouvaient marcher. Il disait qu’il était le pain de vie. J’aurais de tout mon cœur voulu le suivre, mais mon père est plein de sévérité ; si c’était un homme bon et aimable, je me serais enfui de chez moi, mais mon cœur me persuadait que si je partais à la suite de Jésus, ce serait seulement pour échapper à la rigueur paternelle. Mon père suivait davantage les enseignements des rabbins de la synagogue qui ont condamné Jésus que ce dernier, parce qu’il fréquentait des pécheurs. Combien de fois m’a-t-il fouetté pour avoir délaissé mes tâches et être allé l’entendre prêcher ! Mon père pensait qu’il pervertissait les gens, mais en moins de temps qu’il n’en faut à un coq pour lancer son chant, il perdit la vue ; il avait dit les prières nocturnes avant d’aller se coucher, mais le lendemain en se réveillant, il ne voyait plus rien, à tel point qu’il crut que le jour n’était point encore levé ! Le désespoir s’empara de lui mais nul ne put le guérir ; alors il se sentit disposé à croire en Jésus et voulut partir à sa recherche. Hélas ! le maître avait quitté la Galilée pour Jérusalem où on l’avait crucifié. Mon père chercha du secours auprès des doux de la terre qui lui révélèrent que le Nazaréen avait ressuscité et lui indiquèrent le jour, l’heure du rendez-vous et le chemin que nous devions suivre pour y arriver. Mon père est absolument persuadé que Jésus lui rendra la vue si nous le rejoignons à temps. C’est ce que je crois également, mais je préférerais cependant que le but de sa quête fût le royaume et non pas la lumière de ses yeux.
Myrina, pleine d’intérêt, me demanda de lui traduire ce que le jeune homme avait dit et fut remplie d’étonnement à l’entendre.
— Le cœur de ce garçon est pur comme je ne croyais guère qu’il en existât en ce monde ! dit-elle. Pourquoi donc est-ce lui qui a subi cet accident ?