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— Ne le demande point puisque lui-même accepte sans une plainte ! répondis-je. Il oublie sa propre souffrance et ne se soucie que du bien-être de son père. La loi des fils d’Israël les oblige à honorer leurs père et mère.

Mais Nâtan, qui comprend le grec, entendant mon explication se retourna et dit :

— En effet, telle était la loi. Mais on m’a dit que Jésus de Nazareth prêchait que pour entrer dans son royaume l’époux devait abandonner l’épouse, le fils son père, sa mère, son frère et sa sœur, et le riche sa maison et ses biens. Lorsque le maître appelait, le pêcheur devait laisser ses filets dans le lac, le laboureur ses bœufs dans le champ et celui qui voulait d’abord enterrer son père, il ne lui permettait point de s’approcher de lui.

L’aveugle poussa des cris de lamentations.

— Je suis tombé entre les mains de renégats et c’est Satan en personne qui me conduit ! Que peut-on espérer de bon d’un chemin fréquenté par des hommes qui assassinent la loi avec leurs paroles !

La tristesse s’empara de son fils qui tenta cependant de le réconforter.

— J’ai entendu Jésus prêcher cela. Il appela bienheureux les doux et les artisans de paix. Il a défendu de prononcer des paroles mauvaises ou de tenir tête aux méchants et ordonné d’aimer nos ennemis et de prier pour nos persécuteurs. Il a assuré que son père connaissait tous nos besoins et les satisferait si, sans nous préoccuper du lendemain, nous nous soucions en premier lieu de son royaume.

Ces propos me surprenant, je dis sur le ton du doute :

— J’ai entendu maintes choses sur lui et ses enseignements ! Sa doctrine se contredit suivant celui qui l’expose, si bien que je ne sais plus à présent ce que je dois croire à son sujet.

Myrina leva vers moi des yeux étonnés.

— Pourquoi vous mettre à discuter lorsque nous nous rendons auprès de lui ? dit-elle. Je crois que je suis la plus heureuse car, ne sachant presque rien de lui, je suis comme une coupe vide que l’on peut remplir à loisir.

Je me sentis touché à vif par ces mots. Tandis que nous cheminions derrière les ânes, les yeux fixés sur la poussière du chemin, je me remémorai tous les événements antérieurs, réfléchissant à l’état d’esprit avec lequel je les avais perçus. Je ne trouvais plus nul bien en moi et mon sentiment de charité ne me paraissait plus guère suffisant. Je m’assurai cependant encore une fois que je n’étais point parti en quête du ressuscité par simple curiosité. En mon cœur, j’invoquai le nom du Nazaréen et l’implorai pour être délivré de ma vanité et de mon égoïsme, de ma science et de mon raisonnement proprement humain, et même de mon jugement afin que moi aussi je fusse une coupe vide prête à recueillir toute sa vérité si son désir était de la verser en moi.

Je levai les yeux après ma prière et vis la montagne qui se profilait là-bas, tout au bout de la plaine : le soleil crépusculaire nimbait d’or son sommet arrondi. Dès le premier regard, je sus que cette montagne si élevée et aux formes si pleines d’harmonie était celle que nous cherchions. Nous suivîmes tout d’abord le grand chemin, franchissant le lit d’un ruisseau à sec, puis un sentier qui escaladait le flanc de la montagne en direction du sud, évitant de la sorte la cité qui, selon Nâtan, se trouvait sur le côté nord. Les champs cultivés firent bientôt place au maquis, nous atteignîmes l’ombre de la montagne et fîmes halte : tout n’était que silence autour de nous, ni chant ni cri d’animal, pas une âme qui vive. Et le silence était si profond que j’en vins à me demander si nous avions pris le bon chemin ; mais la terre, les arbres et la beauté de la montagne, tout me disait que cet endroit était sacré. La paix inonda mon esprit et je n’éprouvai plus aucune impatience.

Nâtan, de son côté, ne semblait plus pressé. J’ai le sentiment qu’il avait choisi ce sentier plus ardu afin d’éviter les autres pèlerins et d’échapper aux questions inutiles ; après avoir consulté le ciel et les ombres toujours plus épaisses, il retint les ânes pour qu’ils prissent quelque repos. Je m’étonnai, en tant que Romain, que les doux n’eussent établi nulle surveillance sur les chemins conduisant à la montagne ; s’agissant d’une réunion secrète touchant une telle foule, les adeptes auraient dû, à mon point de vue, placer quelques-uns des leurs sur les sentiers afin de guider les arrivants et de repousser, le cas échéant, les indésirables. Nous reprîmes la marche lorsque les trois étoiles s’allumèrent dans le ciel, et parvînmes, à la nuit tombée, près du sommet de la montagne, découvrant alors une immense foule de gens assis par terre en petits groupes.

Tout restait incroyablement silencieux, les hommes parlant entre eux à voix basse si bien que l’on eût dit la rumeur d’une brise suave caressant la montagne. Nâtan attacha les ânes dans un coin du bois à l’abri des regards, puis aida l’aveugle à mettre pied à terre tandis que Myrina et moi soutenions son fils. Nous approchâmes de la multitude, prenant place sur le sol près d’un groupe de fidèles. De l’autre côté de l’assemblée, nous aperçûmes une grande agitation et des ombres qui se rapprochaient. Ceux qui arrivaient se laissaient tomber sur le sol en silence, puis attendaient à l’instar des autres. Le murmure assourdi des voix m’amena à penser que des centaines de personnes se trouvaient déjà réunies sur le sommet de la montagne, mais jamais je n’aurais pu imaginer qu’une foule aussi considérable eût pu attendre dans un si profond silence.

Ainsi passa la première veille de la nuit, et cependant nul ne se lassa de l’attente et nul ne se leva pour partir. Il n’y avait pas de lune, mais la brillante clarté des étoiles tombait telle une pluie d’argent sur la terre. Je sentais la présence d’une puissance toujours plus intense. Mettant alors mon bras autour de Myrina, j’eus l’impression que son frêle corps était raidi dans la tension de l’attente ; comme une fois à Jérusalem alors que je me trouvais dans ma chambre, la sensation d’avoir reçu de lourdes gouttes me fit porter la main à mon visage, mais je ne remarquai nulle trace d’humidité.

Soudain, je vis que les gens levaient la tête pour mieux voir et je les imitai. Au milieu de la multitude, sous le rayon des étoiles, se dressa une haute silhouette qui, s’adressant au peuple assemblé, dit à haute voix :

— Hommes, mes frères !

Il se fit aussitôt un silence sépulcral. Et la voix poursuivit :

— Le grain mûrit en vue de la moisson et voici que déjà l’on prépare la fête de la récolte et que les quarante jours qu’il nous accorda sont sur le point d’être écoulés. L’heure vient et le départ approche. Là où il va nous ne pouvons le suivre. Il était le pain descendu du ciel. Qui mangera ce pain, vivra à jamais. Le pain qu’il nous a donné, c’est sa chair pour la vie du monde. Et nous ne discutons plus pour savoir comment cela se peut. Il peut donner sa chair à manger, nous les Onze l’avons déjà vu et nous en témoignons. Il nous a révélé le secret du royaume. En vérité, si vous ne mangez point la chair du fils de l’homme et ne buvez son sang, vous n’aurez pas la vie en vous. Mais qui mange sa chair et boit son sang a la vie éternelle et ressuscitera au dernier jour. Car sa chair est vraiment une nourriture et son sang vraiment une boisson. Qui mange sa chair et boit son sang demeure en lui. Mais s’il en est parmi nous qui s’offensent de ce langage et jugent cette doctrine trop forte, qu’ils se lèvent et s’éloignent : nul ne les jugera.

Personne ne quitta les lieux, pas même moi que ce mystère pourtant emplissait de frayeur. Je n’aurais d’ailleurs pu me lever, car mes bras et mes jambes étaient comme endormis tandis que j’écoutais en retenant ma respiration.

L’orateur demeura un long temps sans ajouter une parole, planté comme un roc à la clarté des étoiles, entouré de la multitude silencieuse. Puis il reprit avec la simplicité d’un enfant :