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— Nous avons mangé l’agneau pascal avec lui cette nuit où il fut trahi. Or, il prit le pain et après avoir prononcé la bénédiction, le rompit et nous le donna en disant : « Ceci est mon corps ! » Puis, prenant une coupe, il rendit grâce et nous la donna en disant : « Buvez-en tous, car ceci est mon sang qui va être répandu pour une multitude en rémission des péchés. »

Et voici que celui qui parlait ajouta en levant les bras :

— Prenez donc, mangez et buvez, vous tous qui l’aimez, vous tous qui le pleurez et qui croyez qu’il est le Christ, fils de Dieu. Bénissez le pain en son nom, partagez-le et donnez-le vous les uns les autres, puis bénissez le vin en son nom et donnez-le vous à boire les uns aux autres, afin que celui qui a donne à celui qui n’a pas et que nul ne demeure les mains vides. Puis, après avoir mangé et bu, veillons et attendons sa venue.

Lorsqu’il eut terminé son discours, il s’allongea par terre et un léger mouvement agita la foule quand tous se levèrent pour se laver les mains et s’entraider. Nous n’avions pas beaucoup d’eau, Nâtan cependant la versa sur nos mains, puis sur celles de l’aveugle et de son fils, me laissant ensuite saisir la jarre et lui rendre le même service. Nos provisions en revanche étaient abondantes, mais le vieillard nous supplia en tremblant de le laisser manger son propre pain et boire sa propre boisson.

Nul n’élevait la voix et le chuchotement de la multitude ressemblait au murmure du vent.

Je ne me sentis plus guère offensé de ce que le vieil homme avait refusé, pour obéir à sa loi, de partager notre nourriture. Nâtan donc bénit son pain au nom de Jésus-Christ, puis l’ayant partagé, donna une moitié au père et l’autre au fils ; il bénit ensuite notre pain blanc, en donna un morceau à Myrina et à moi, gardant un autre pour lui-même.

— Que ce pain soit le pain de la vie éternelle comme ils l’ont dit. Qu’il te serve pour la vie et non pour la mort.

Je répondis avec humilité :

— Que sa volonté soit faite puisqu’il est le fils de Dieu ! Et si sa volonté est qu’il me serve pour la mort du fait que je suis étranger, je me soumettrai.

Après avoir mangé le pain, Nâtan bénit la boisson de l’aveugle et lui donna à boire, puis fit de même pour le garçon ; il mélangea le vin et l’eau pour nous et bénit la coupe. Je bus, puis Nâtan. La coupe resta dans les mains de Myrina. Ainsi nous mangeâmes et nous bûmes à l’instar de tous ceux qui étaient autour de nous, partageant leurs vivres entre eux.

Mais le vieil homme après quelques bouchées fondit en larmes et se lamenta en remuant la tête :

— Voici que j’ai mangé le corps du fils de Dieu et bu son sang. Je crois que tout lui est possible. Qu’il prenne en pitié mon incrédulité !

Myrina me tendit la coupe. Je bus et la passai à Nâtan qui but lui aussi et la coupe revint entre les mains de la jeune fille qui, après avoir étanché sa soif, la renversa et murmura en l’examinant d’un air perplexe :

— La coupe est toujours pleine !

Aussi étonné qu’elle, j’ajoutai :

— J’étais persuadé que nous avions mangé le pain, mais le voici entier près de moi ! Est-ce toi, ô Nâtan, qui l’as posé là ?

— Non ! Non, je n’ai point mis le pain à côté de toi !

Peut-être en avions-nous amené plus que ce que nous croyions ?

Nous bûmes encore et la coupe ne se vida point. Mais plus rien de ce qui advenait ne m’étonnait à présent, tout se passait comme dans un rêve transparent, bien que je fusse assis sur le sol et conscient du froid qui montait de la terre. Je voyais le firmament étoilé au-dessus de ma tête et j’entendais autour de moi la rumeur confuse de la foule semblable au chuchotis des vagues mourant sur une grève. J’étais tout entier habité par la conviction que Jésus de Nazareth allait apparaître et que je le verrais : j’avais mangé son pain, et il ne m’avait point étranglé, j’avais bu son vin, et il ne m’avait point étouffé.

Ainsi passa le temps de la seconde veille nocturne et je suis certain que nul d’entre nous ne s’endormit. Tous attendaient, et cette attente était dépourvue d’impatience. C’était plutôt comme une préparation.

— L’aube est-elle déjà là ? demanda soudain l’aveugle en levant la tête. Il me semble que je vois la clarté du jour.

Je tournai les yeux d’un côté et de l’autre et demeurai le regard fixé sur la foule.

Tous, à présent, nous levions la tête pour regarder et voici que nous vîmes le ressuscité au milieu des siens. Comment et à quel point était-il apparu, je ne le saurais dire, mais on ne pouvait se tromper : il allait, tout de blanc vêtu, et la vive clarté des étoiles se reflétait sur lui si bien qu’il semblait irradier la lumière ; son visage brillait également. Il marchait à pas lents parmi la foule, s’arrêtant parfois comme pour saluer les siens et tendant les mains vers eux comme pour les bénir.

Toutes les têtes levées demeuraient fixées dans la même direction, mais nul n’osait bouger et courir à sa rencontre. Nous entendîmes tout à coup une femme crier d’une voix extraordinairement puissante.

— Mon Seigneur et mon Dieu ! lança-t-elle en un cri mêlé de rires et de larmes, se jetant à plat ventre devant lui.

La foule sursauta mais le Nazaréen, s’inclinant vers elle, effleura de sa main la tête de la femme qui se calma sur-le-champ. La respiration de la multitude n’était dans le silence qu’un immense soupir, et l’on pouvait entendre murmurer de tous côtés :

— C’est lui ! Le Seigneur est venu parmi nous !

L’aveugle, agenouillé sur le sol, tendait sa tête en levant les bras.

— Je ne vois pas ! dit-il. Je ne vois que la lumière comme si le soleil m’éblouissait les yeux !

Je ne puis préciser la durée de son séjour parmi nous, on eût dit que le temps lui-même avait arrêté sa course. Mais il était vraiment vivant tandis qu’il évoluait au milieu des gens, s’arrêtant avec les siens sans oublier personne. Tout était simple et naturel, et si évident qu’il ne subsistait plus l’ombre d’un doute en mon esprit. La seule chose que je puisse comprendre, c’est qu’en le voyant cette nuit-là je me suis trouvé dans son royaume.

Il se rapprochait de nous peu à peu et tout en moi devenait fluide comme une eau frémissant au souffle de la brise légère. On eût dit qu’il parlait aux hommes tout en les bénissant, mais l’on n’entendait nulle parole ; pourtant, je vis l’un d’eux hocher la tête avec enthousiasme comme s’il lui répondait. Enfin il fut là, devant nous, posant son regard sur nous. Son visage plein de langueur resplendissait et en ses yeux brillait le royaume. Je vis remuer les lèvres de l’aveugle sans percevoir le moindre son, à tel point que je me demandai si je n’étais point subitement devenu sourd. Jésus, étendant son bras, passa ses doigts sur les yeux du vieillard avant de poser sa main sur la tête du jeune homme ; le père et le fils se jetèrent à ses pieds et demeurèrent immobiles : ainsi gisaient de toutes parts ceux qu’il avait touchés.

Puis il posa les yeux sur moi et son regard était tel que j’eus peur de mourir s’il venait à me toucher. Mes lèvres remuèrent, sans doute même parlai-je, bien que je n’entendisse point ma voix. Je crois avoir demandé :

— Seigneur, accepte-moi dans ton royaume.

Il répondit :

— Ce n’est pas en me disant : « Seigneur ! Seigneur ! » que l’on entrera dans le royaume des cieux, mais c’est en écoutant ce que je dis et en faisant la volonté de mon père.

Je demandai encore :

— Que dis-tu et quelle est donc la volonté de ton père ?

Il répondit :

— Tu le sais déjà : ce que tu fais à un de ces petits, c’est à moi seul que tu le fais.

Je dus alors lui poser une question sur son royaume, car il me sourit comme on sourit à un enfant obstiné, disant :

— On ne peut dire du royaume des cieux qu’il soit ici ou là, mais il est en toi et en tous ceux qui me connaissent. Il dit encore : « Je n’abandonnerai aucun de ceux qui m’appellent parce que, si deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là au milieu d’eux jusqu’à la fin des temps. Et jamais tu ne seras si seul que je ne me trouve avec toi lorsque tu m’appelles. »