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Ses yeux quittèrent mon visage pour se poser sur Nâtan. Je vis qu’il bougeait sa bouche, mais n’entendis rien. Après Nâtan, il regarda avec douceur Myrina qui, elle, ne fit pas un mouvement.

Puis Jésus se retourna et disparut parmi les siens.

L’aveugle et son fils, étendus sur le sol, paraissaient sans vie. Nâtan, remarquant ma crainte, secoua la tête en chuchotant :

— Ils ne sont pas morts mais endormis. Ne les touche pas !

Les onze se pressaient autour de Jésus et l’on eût dit qu’il leur parlait avec tendresse et qu’ils lui répondaient. Mais soudain, mes yeux se remplirent de larmes si bien que je ne le vis plus qu’à travers une brume éblouissante, entouré des Onze. Lorsque se tarirent mes larmes, il avait disparu et je ne saurais dire ni quand ni comment il nous abandonna. Je sentis plutôt que je ne vis qu’il n’était plus là, car la force cessa de nous soutenir ; c’était comme la fin d’un rêve. J’éternuai et remarquai que m’était revenu l’usage de mes membres.

Le temps reprit son cours. Levant les yeux vers le ciel, j’observai que la troisième veille avait commencé et que bientôt le jour se lèverait. Certains se redressèrent, regardant autour d’eux comme à la recherche de quelque chose ; des cris et des discussions désordonnées fusaient de toutes parts comme si tous à la fois tentaient d’expliquer ce que le Nazaréen avait dit à chacun en particulier.

Moi-même je m’écriai plein d’allégresse :

— Nâtan ! Ô Nâtan ! Je lui ai parlé et il m’a répondu ! Tu es témoin qu’il ne m’a pas refusé son royaume !

— Je ne peux être ton témoin, répondit Nâtan, en secouant la tête. Certes j’ai vu tes lèvres remuer, mais je n’ai pas entendu un seul mot. En revanche, moi je lui ai parlé et il m’a répondu !

Myrina me serra le bras de ses deux mains.

— Je n’ai pas osé ouvrir la bouche, dit-elle avec extase, mais il m’a reconnue et m’a dit avec un sourire que je n’aurai plus jamais soif en cette vie puisque je lui avais donné à boire quand il avait soif.

— Vous avez tous les deux perdu la raison, il ne vous a rien dit ! éclata Nâtan en colère. Je suis le seul de nous trois auquel il ait adressé la parole ! Il m’a indiqué le chemin. Il a dit qu’il n’est rien d’extérieur à l’homme qui pénétrant en lui par la bouche puisse le rendre impur, mais que c’est ce qui sort par la bouche de l’homme qui le rend impur. Il y a beaucoup de demeures dans son royaume. Chacun recevra selon la mesure et personne ne sera oublié s’il demande avec ferveur. Je dois croire dans les Onze car il les a choisis pour messagers. Son royaume est semblable à un grain de sénevé qui pousse lentement mais devient un arbre, au point que les oiseaux du ciel viennent s’abriter dans ses branches.

Il se tut, regardant au loin comme à l’écoute.

— Il m’a dit encore maintes choses, conclut-il d’une voix timide, mais j’ai bien peur d’avoir oublié. J’espère que tout me reviendra avec le temps.

Je me sentais profondément émerveillé. Son royaume demeurait encore en moi tel que Jésus me l’avait dit et la paix emplit mon esprit.

— N’aie point de colère contre moi, ô Nâtan ! suppliai-je. En vérité, j’ai cru qu’il m’avait parlé et je le crois encore maintenant. Peut-être s’est-il adressé à chacun selon son attente. S’il m’était donné de graver par écrit tout ce qu’il a dit aux siens au cours de cette nuit, sans doute qu’un livre n’y suffirait point ! C’est pourquoi peut-être tout le monde n’a pu entendre ce qu’il disait à chacun.

Nâtan, reprenant son calme, appuya ses mains sur mes épaules.

— J’ai vu pour le moins qu’il t’a regardé et que rien de mal n’en est advenu. Aussi, je pose la main sur toi sans te considérer comme un être impur.

Après avoir tenu conseil, nous jugeâmes préférable de quitter la montagne avant le jour, afin que personne ne pût me reconnaître ; mais l’aveugle et son fils dormaient encore, étendus tels des corps privés de vie à même la terre et comme nous n’osâmes ni les réveiller ni les abandonner à leur sort, nous fûmes contraints de rester assis en les attendant. Aux premières lueurs de l’aube, l’extase et l’allégresse allèrent augmentant parmi la foule ; les uns chantaient des chants d’action de grâces, d’autres couraient à perdre haleine de groupe en groupe pour saluer leurs amis et rendre témoignage de ce qu’ils avaient vu le ressuscité. On les voyait, le visage rouge d’excitation, qui se lançaient les uns aux autres :

— La paix soit avec toi ! T’a-t-il remis tes péchés à toi aussi ? T’a-t-il promis la vie éternelle ? En vérité, nous qui l’avons vu ici sur la montagne, jamais nous ne mourrons !

Les membres endoloris, je sentais la dureté de la terre sur laquelle j’étais assis, et je me tordais les mains pour réveiller la vie en moi. Tandis qu’à la lumière grandissante les gens se reconnaissaient entre eux, les Onze, par groupes de deux ou de trois se mirent à circuler parmi l’assemblée. Je les vis qui réveillaient et relevaient ceux que le Nazaréen avait touchés et qui gisaient tels des morts.

Trois d’entre eux s’approchaient de nous. À sa tête ronde et ses larges épaules, je reconnus celui qui, élevant la voix, avait entretenu cette nuit la multitude de la pure doctrine et je remarquai, à la lueur blafarde du petit jour, son visage volontaire et entêté couvert de barbe. Près de lui avançait le jeune Jean : bien que très pâle, sa face était toujours la plus pure et la plus lumineuse qu’il m’ait été donné de voir, et j’éprouvai un grand soulagement à la contempler. Le troisième homme m’était inconnu mais, en le voyant, je sus qu’il faisait partie des Onze ; je suis incapable d’expliquer cette certitude, je dirai seulement qu’il y avait en lui quelque chose de Jésus le Nazaréen, bien que d’une manière différente et plus diffuse, comme filtrée à travers un voile.

Je me souvins alors du pêcheur solitaire, rencontré une nuit sur la rive du lac et tentai de retrouver ses traits après avoir contemplé le ressuscité face à face ; mais je ne pourrais affirmer que ce fût le même homme. J’étais cependant persuadé de l’avoir vu au bord du lac et d’avoir parlé avec qui, même si je ne l’avais point reconnu sur le moment. Mais pourquoi s’était-il manifesté devant moi précisément ? C’est une question à laquelle je ne saurais répondre.

Plus les trois hommes se rapprochaient de nous, plus m’envahissait un sentiment de culpabilité, à tel point que je détournai ma tête pour tenter de dissimuler mon visage à leurs regards. Mais ils ne s’arrêtèrent point devant moi. Se penchant sur le vieil homme, ils le relevèrent en le secouant :

— Réveille-toi dormeur !

L’aveugle se frotta les yeux avec le dos de sa main et les regarda.

— Je vous vois, s’écria-t-il. Vous êtes trois hommes mais en réalité, je ne vous connais pas !

Le premier des trois prit la parole :

— Nous sommes les messagers élus par Jésus de Nazareth, le fils de Dieu. Je suis Simon, qu’il appela Pierre. Mais qui es-tu, ô toi que nous ne connaissons pas ?

L’aveugle se toucha le front et regarda autour de lui avec ses yeux qui voyaient à présent.

— Cette nuit, j’ai vu une immense clarté, expliqua-t-il plein de gaieté. La force m’a frappé sur les yeux, me causant une si grande douleur que j’ai perdu connaissance. Mais je suis réveillé et mes yeux voient alors que j’étais aveugle en arrivant ici !

En proie à l’émotion, il se pencha vers son fils qu’il secoua un peu afin de le tirer du sommeil ; il l’aida à se remettre debout et l’embrassa avec effusion.