— Mon Dieu ! mon Dieu ! cria-t-il d’une voix forte, pourquoi m’as-tu abandonné ?
Sa voix était si oppressée que l’on eut du mal à saisir les paroles. Ceux qui étaient présents s’agitèrent, s’interrogeant les uns et les autres. Les uns croyaient qu’il avait dit que Dieu l’avait abandonné, tandis que d’autres assuraient qu’il avait appelé Élie – Élie, selon ce que je crus comprendre, est un des prophètes juifs monté au ciel sur un char de feu – et c’est pourquoi les plus cruels renouvelèrent leurs insultes l’invitant à monter, lui aussi, dans les cieux. Mais les curieux et ceux qui espéraient un miracle murmurèrent tout bas, faisant des vœux pour que le prophète Élie descendît réellement à son secours. Nombreux également furent ceux qui, en proie à la terreur, s’écartèrent des croix, prêts à se voiler la face.
Le roi parla encore du haut de sa croix. Les plus proches dirent qu’il se plaignait de la soif. L’un deux, pris de pitié, accourut au pied du mât, versa sur une éponge du vin aigre de la gourde des soldats puis, la fixant au bout d’une perche, l’éleva jusqu’au lèvres au malheureux. Ni les soldats ni le centurion ne firent le moindre geste pour s’y opposer. Je ne sais si Jésus était encore capable de boire, l’obscurité était si dense que nul ne pouvait voir son visage. Mais sans doute ses lèvres furent-elles suffisamment humectées car, malgré l’épouvantable agonie qu’il endurait, sa voix se fit plus claire et plus assurée lorsque, peu de temps après, il se dressa une dernière fois et hurla :
— Tout est accompli !
Cette exclamation du mourant donna lieu encore à diverses interprétations. Puis, dans les ténèbres, je perçus une sorte de craquement lorsque le corps s’affaissa suspendu par les mains, la tête tombée sur la poitrine. Terrible fut le bruit dans l’obscurité ! Je compris alors qu’il était entré en agonie et ne lèverait plus la tête désormais. Mon cœur en éprouva du soulagement pour lui car, si graves qu’eussent été ses fautes au regard des lois du pays, il les avait amplement payées.
Sous mes pieds, un frémissement du sol m’annonça que l’homme n’était plus. Ce fut un grondement souterrain, caverneux, plus sourd et en même temps plus effrayant que le fracas de la tempête. Le tumulte des voix se brisa net, les pierres roulèrent à grand bruit et je me jetai au sol à l’instar des autres spectateurs. Le tremblement fut de courte durée mais il nous emplit tous de terreur !
Il se fit alors un silence total, puis soudain nous parvint le claquement des sabots des chevaux qui avaient brisé leurs longes et s’enfuyaient au loin. Le ciel s’éclaira lentement, les ténèbres s’évanouirent et les hommes se relevèrent en secouant leurs vêtements. Les croix étaient toujours dressées mais Jésus de Nazareth, le roi des Juifs, pendait suspendu par les bras et ne respirait plus. Les soldats se relevèrent à leur tour et se groupèrent, remplis d’étonnement, pour le contempler tout en échangeant à voix basse des mots empreints d’effroi.
Je crois que le centurion exprima leur sentiment commun lorsqu’il dit :
— En vérité, cet homme était un juste !
Puis, regardant la multitude apeurée, il cria d’une voix pleine de courroux :
— Vraiment, cet homme était le fils de Dieu !
Je me souvins des prophéties que j’avais étudiées durant l’hiver et je me sentis envahi par le découragement. « La paix soit avec toi, ô souverain du monde, ô roi des Juifs ! murmurai-je pour moi-même, mais nous n’avons point vu ton royaume ! »
Je pris la résolution de m’informer sur ce qui s’était passé, sur les œuvres de cet homme et les raisons de sa condamnation contre laquelle nul ne s’était élevé ; peut-être avait-il prôné une politique trop rudimentaire ou n’avait-il trouvé d’appui auprès d’aucun personnage influent, ce qui ne m’étonnait guère car quel homme sensé prendrait le parti des Juifs dans l’espoir de conquérir le monde ?
Le soleil refit son apparition, mais sa lumière étrange donnait aux visages des hommes un horrible reflet cadavérique. Il faut maintenant que je t’avoue une chose, ô Tullia : je suis tout à fait incapable de te décrire le roi des Juifs. Je l’ai vu, de mes yeux vu, et je devrais donc pouvoir dessiner au moins un détail de ses traits bien qu’il fût dans un état épouvantable à cause de ses souffrances. Mais, malgré toute ma bonne volonté, je ne puis rien te dire, sinon que son visage était couvert de meurtrissures violacées et que le sang coulait des blessures de la couronne d’épines. On devait cependant déceler en lui quelque marque divine car, après avoir lu l’écriteau, je n’avais point douté un seul instant qu’il fût le roi des Juifs.
À présent que tout est terminé, j’aimerais pouvoir écrire qu’il était plein de dignité, mais j’ai bien peur que de telles paroles ne soient que le fruit de mon imagination. Mon esprit garde le souvenir d’une humble soumission, comme s’il acceptait sa destinée avec résignation. Mais comment un roi qui sait qu’il est né pour gouverner le monde peut-il se montrer si humblement soumis lorsqu’il meurt d’une mort infamante ? Et qu’a-t-il voulu dire par ces mots : « Tout est accompli ! » ? Voulait-il seulement signifier sa fin toute proche ?
Je n’ai donc pas regardé son visage en observateur attentif ; j’étais moi-même troublé et confus, comme si le respect m’eût empêché de le trop contempler durant tout le temps qu’il souffrait. En outre, tu dois te rappeler que tout advint dans une obscurité parfois si profonde que c’est à peine si l’on pouvait distinguer les silhouettes des crucifiés. Et lorsque le soleil reparut dans le ciel, il était déjà mort et je n’osai, eu égard au respect qu’il m’inspirait, l’offenser en contemplant impunément ses traits immobiles.
Après la mort du roi, la foule s’éloigna ; un grand espace demeura vide autour des croix. Les scribes et les grands prêtres se hâtèrent également de partir afin de préparer la fête du samedi, laissant sur place quelques hommes à eux pour observer la suite des événements. Un des malfaiteurs crucifiés commença à se plaindre misérablement de ses terribles tortures. Deux femmes apitoyées allèrent implorer le centurion d’accorder aux suppliciés le droit de boire du vin enivrant. Elles se servirent de la même éponge et de la même perche et tendirent à boire aux deux suppliciés.
D’après la positon du soleil, la troisième heure était déjà passée. Le centurion commença à battre la semelle d’un air inquiet ; sa tâche principale étant terminée, il voulait en finir le plus vite possible avec les autres condamnés. Le bourreau, accompagné d’un soldat, arriva juste à ce moment du fort Antonia, muni des instruments propres à sa charge. Il examina Jésus d’un œil expert, s’aperçut qu’il était mort, puis, froidement, se mit à rompre les jambes des autres. Terrifiant fut le bruit des os qu’il brisait ainsi, et abominables les hurlements de douleur qui suivirent ! Mais le bourreau expliqua aux deux hommes, comme pour les consoler, que ce travail-là était en fait un acte de charité. Le soldat qui l’escortait s’appelait Longinus. La déclaration du bourreau ne le satisfaisant pas, il perça le côté du roi des Juifs avec sa lance et lui ouvrit le cœur. Lorsqu’il ôta la lance de la blessure, on vit jaillir de celle-ci de l’eau mêlée à du sang.
Les soldats rassemblèrent leurs affaires ainsi que les vêtements des condamnés, tout en plaisantant, enfin détendus car leur désagréable corvée touchait à sa fin. Lorsque cependant cessèrent tout à fait les gémissements, quelques trublions, cachés au milieu de la foule, profitèrent de l’occasion pour lancer des cris véhéments contre les Romains. Alors les soldats, sans trop d’empressement, s’approchèrent des groupes et se mirent à bousculer les gens avec leurs boucliers. Dans la confusion qui s’ensuivit, un de ceux qui criaient eut la mâchoire brisée, ce qui cloua le bec de ses amis qui prirent le large, non sans menacer de tuer tous les Romains le jour où on leur donnerait des armes. Ce n’étaient pas des adeptes de Jésus mais des compagnons des autres condamnés, d’après ce que me dit le centurion.