Étonné, je regardai son visage pâle et ses yeux verts et lui dis avec envie :
— En vérité, il t’a bénie sur la montagne et tu es plus heureuse que moi. Sa vérité, en effet, doit être aussi simple que le pain et le vin afin que le plus pauvre puisse s’en saisir. La science des hommes fait en moi comme un mur plein de ténèbres, l’érudition est un filet duquel je ne puis me démêler et la logique des sophistes un piège dans lequel mon pied reste pris. Ô ma sœur, aide-moi à m’en souvenir à l’heure de la tentation !
Nous étions parvenus tout en devisant au pied de la montagne ; regardant alentour, je m’aperçus que nous nous étions éloignés du sentier de la veille et que nous nous trouvions d’un autre côté, mais je n’en ressentis nulle inquiétude et nul embarras car, m’orientant d’après le soleil, je repris la bonne direction qui, pensai-je, nous devait conduire tout droit à la grand-route. En outre, rien ne nous pressait. Cette nuit demeurerait gravée dans mon cœur et plus jamais je n’éprouverais de hâte puisque ayant sans doute tout reçu, je n’avais plus rien à attendre. J’avais en ma possession un trésor qui peut-être nous suffirait à Myrina et à moi-même à condition de mener une vie pleine de sagesse le reste de nos jours.
En comprenant cela, je me sentis pénétré d’une profonde langueur, plus fatigué que je n’avais jamais été.
— Myrina, je ne puis faire un pas de plus ! Désormais tout endroit me conviendra également, arrêtons-nous ici et dormons à l’ombre de ce figuier ; nous avons toute la vie devant nous pour cheminer ensemble ! À présent que le royaume est proche et que nous nous sentons bien, reposons-nous !
Nous fîmes halte donc au pied du figuier et je m’endormis, serrant Myrina dans mes bras. Nous nous réveillâmes à la huitième heure, lorsque les ombres déjà commençaient à se déplacer. Nous reprîmes notre marche le long des champs et des sentiers en cherchant à rejoindre la route. Nous allions sans dire un mot mais il me semblait être né une seconde fois et je sentais en Myrina la présence d’une sœur.
Je respirai, le cœur plein de bonheur, admirant les champs dorés de Galilée et les pentes grises de ses collines aux reflets bleutés et il n’y avait en moi nulle pensée mauvaise à l’égard de nul homme.
À ma grande surprise, les premières personnes que nous rencontrâmes sur notre chemin furent la Magdaléenne, montée sur un âne, et Marie de Beerot, pieds nus dans la poussière, derrière l’animal qu’elle stimulait avec une branche. Je frappai des mains pour marquer ma surprise et courus à elles afin de les saluer, mais la Magdaléenne, me regardant comme si elle ne me connaissait guère, ne se réjouit point de me voir.
— Vraiment, est-ce toi qui reviens de la montagne ? demanda-t-elle sur un ton acerbe. J’aurais été bien embarrassée si j’avais dû compter sur toi seul ! Et quelle est cette fille que tu traînes avec toi alors que tu viens à peine de te libérer de l’autre ?
Les deux Marie toisèrent Myrina des pieds à la tête et je compris que la Magdaléenne s’était figurée que je l’accompagnerais à l’assemblée, ce dont nous n’avions pourtant point convenu ; elle-même d’ailleurs ne m’avait dépêché nul message. Mais mieux valait ne point échanger de reproches et je m’empressai de suggérer :
— Permets-moi de t’accompagner et de te servir de protecteur puisque tu n’as point d’homme avec toi. La nuit va bientôt tomber, mettons-nous en quête d’une hôtellerie où nous dînerons ensemble, puis demain je te conduirai jusqu’à ta maison.
Mais mes propos blessèrent profondément Marie de Magdala.
— J’avais autrefois maints compagnons qui m’offraient leur litière et les protecteurs ne me manquaient point ! s’écria-t-elle avec orgueil. Mais après avoir vu mon Seigneur sur la montagne, j’ai avec lui suffisante compagnie, sans que tu viennes m’insulter et me dire que nul homme ne chemine avec moi !
J’eus le sentiment que les choses n’avaient point dû s’arranger à son goût après la réunion sur la montagne, mais ma surprise ne fit que croître lorsque Marie de Beerot m’apostropha sur un ton plein de courroux.
— On peut dire que tu es un homme frivole à l’esprit changeant, pour avoir si vite trouvé une consolation ! Bien que, naturellement, je m’en réjouisse pour toi ! Tu n’as plus rien à attendre désormais, mes péchés m’ont été pardonnés et je suis purifiée. Je ne peux, à présent que j’ai recouvré ma virginité, te fréquenter davantage car tu es un Romain idolâtre. Cesse donc de poser sur moi ces yeux pleins de désir et empêche cette fille de rien du tout de me regarder de cet air supérieur comme si elle voulait me transpercer avec ses yeux horribles !
Myrina heureusement ne comprenait guère son discours, mais elle saisit le sens des regards des deux femmes et baissa la tête.
— Que vous est-il arrivé et pourquoi me parlez-vous sur ce ton ? demandai-je navré pour ma compagne.
Marie de Beerot raconta :
— Ce matin, j’ai rencontré sur la montagne un jeune homme dont les yeux sont purs comme l’eau d’une source ; sa barbe n’est pas encore rude à son menton. Il m’a regardée et je lui ai plu ; il a promis d’envoyer sous peu un ami dans la maison de Marie à Magdala afin que nous puissions rompre ensemble les jarres de vin. Son amour est plein d’impatience et je veux également me hâter tant que je reste pure. Son père possède un champ et une vigne, des oliviers et des brebis : je n’en demande pas plus pour mon bonheur.
Elle ajouta après une pause :
— Son père a donné lui aussi son accord ; il ne voit aucune objection à me croire vierge, car Jésus de Nazareth lui a rendu la vue cette nuit ; en outre, point n’est besoin de payer pour m’obtenir.
La Magdaléenne confirma :
— Elle dit la vérité. Il a suffi que je la perde un instant de vue pour qu’elle trouve un prétendant ! Sinon, j’aurais été contrainte de la marier avec toi, ce qui aurait constitué une faute car les filles d’Israël ne peuvent épouser des païens : en revanche, les hommes ne rencontrent point les mêmes difficultés. À vrai dire, c’est une véritable chance que le père du garçon ait recouvré la vue car dans sa joie, il est convaincu que Marie s’est lavée également de tous ses péchés. Les autres, tout en y croyant, ne se seraient point mariés avec elle étant donné son passé.
Face au visage de marbre blanc de cette femme, je pensai en moi-même qu’elle aurait sans doute eu le pouvoir et la force nécessaires pour m’obliger à épouser Marie même sans mon consentement.
— Je ne peux que rendre grâces pour ta chance et la mienne, ô Marie de Beerot, dis-je poussant un soupir de soulagement. Mais mes rêves m’ont apporté un présage dont je ne saisis point le sens : je marchais à travers le désert avec cette jeune Grecque et Marie de Beerot se trouvait avec nous.
La Magdaléenne leva vivement la tête.
— Raconte ce que tu as vu avec exactitude. Es-tu sûr que Marie t’accompagnait ?
Je contai donc mon rêve, n’omettant aucun des détails dont je pus me souvenir et qui s’échappaient de ma mémoire au fur et à mesure que je les mentionnais.
— Nul doute qu’elle ne fût avec nous, conclus-je avec sincérité. Elle montait un âne comme toi à présent, elle avait grossi, paraissait gonflée et sa bouche avait un pli amer. Je la reconnus toutefois à ses yeux.
— Tu n’as pas le droit, cria Marie de Beerot en colère, tu n’as pas le droit de rêver de moi de cette manière ! Je ne te crois pas ! C’est toi qui grossiras, tes péchés te feront gonfler, les dents te tomberont de la bouche et ta tête perdra tous ses cheveux !
— Oublions ce rêve ! proposai-je avec un geste de conciliation. Pourquoi nous insulter, alors que nous avons tous pu contempler le ressuscité sur la montagne et qu’il n’a rejeté aucun d’entre nous, pas même Myrina !