Je contai brièvement dans quelles circonstances je l’avais rencontrée et tout ce qui nous était arrivé, sans oublier la coupe de vin inépuisable dans ses mains. Je parlai aussi du jeune homme renversé sur le chemin par le quadrige et que nous avions secouru pour l’amener à la montagne avec son vieux père. Marie de Magdala ponctuait mon récit de hochements de tête.
— Tout ce qui devait advenir est advenu. Il a conduit les païens et les fils d’Israël auprès des fils d’Israël. À présent, es ombres s’allongent et je n’aime guère cet endroit avec ma bourse trop pleine. Je ne leur ai pas laissé d’argent en effet, parce qu’ils ont refusé de m’amener avec eux à Jérusalem et que Pierre m’a même intimé l’ordre de retourner chez moi ! Le pire, c’est que je n’arrive point à comprendre ce qu’ils vont chercher maintenant dans la Ville sainte ! Accompagne-moi donc et arrêtons-nous ensemble dans une hôtellerie ; et nous nous séparerons comme deux bons amis lorsque je serai en sûreté dans ma demeure.
Nous poursuivîmes donc tous les quatre sur ce chemin où il n’y avait déjà plus guère de monde. Tout le temps qu’avait duré notre discussion, Myrina était restée silencieuse, les yeux fixés au sol et j’en avais conçu un profond respect à son égard. Lorsque nous reprîmes la marche, elle me demanda à voix basse qui étaient les deux femmes ; je lui expliquai que Marie de Magdala avait suivi Jésus dans ses pérégrinations et que c’était elle la première qui avait trouvé vide le sépulcre, ce qui inspira à la jeune fille une attitude pleine de déférence envers la Magdaléenne. Elle alla sur-le-champ se placer à sa hauteur et se mit à marcher à côté de son âne.
— Parle-moi du ressuscité, ô toi la plus heureuse des femmes ! lui dit-elle sur le ton du respect.
Son humilité fut agréable à Marie qui, la regardant avec bienveillance, lui raconta en langue grecque des anecdotes sur Jésus : elle avait rencontré sur la montagne un couple originaire de Cana aux noces duquel le maître avait accompli son premier miracle, changeant de l’eau en vin pour plaire aux invités. Puis elle parla de la naissance de Jésus, disant qu’un ange était apparu à sa mère Marie qui conçut en son sein d’une manière surnaturelle et que Joseph, auquel elle était fiancée, avait voulu la répudier mais qu’en songe, une apparition l’en dissuada.
Il me sembla, en l’écoutant, mieux comprendre les hommes élus par Jésus comme messagers et saisir pourquoi ils jugeaient que la Magdaléenne était trop bavarde. Mais Myrina, les yeux brillants, buvait ses paroles en retenant sa respiration.
À la fin, ne pouvant me contenir plus longtemps, j’intervins en ces termes :
— Si l’on en croit les légendes, les dieux de Grèce et de Rome se sont unis aux filles des hommes et elles mirent des fils au monde ; ainsi, le premier père de Rome fut-il un descendant de la déesse Aphrodite. De nos jours, les érudits donnent une explication symbolique à ces légendes, de même qu’à Alexandrie les savants parmi les fils d’Israël commentent les symboles des fables de leurs écritures sacrées. À mon avis, Jésus de Nazareth n’a guère besoin de ce genre d’histoires pour être le fils de Dieu.
Marie de Magdala se fâcha en m’entendant parler de la sorte.
— Nous les femmes, nous sommes toutes semblables, dit-elle en posant sa main sur l’épaule de Myrina, il n’y a guère de différence entre nous que nous soyons grecques ou filles d’Israël, et jamais les hommes ne peuvent nous comprendre ! Quant à toi, ô Romain, ne viens pas nous parler des dieux liés à la terre qui asservissent l’homme par de fallacieuses images de la vie ; ces dieux, après la venue en ce monde de Jésus-Christ, n’exercent plus aucun pouvoir sur les hommes si ces derniers ne se livrent pas à eux en recherchant le mal exprès. Mais j’ai dit la vérité ! C’est Marie elle-même, la mère de Jésus, qui nous en fit confidence, à moi ainsi qu’aux autres femmes qui suivaient son fils. Hérode, le vieux roi plein de cruauté, croyait lui aussi qu’un roi d’Israël était né et il ordonna de tuer tous les enfants de sexe mâle de Bethléem dans l’espoir de se débarrasser de lui. Tu trouveras tous les témoins que tu voudras de cette histoire !
J’écoutai et réfléchis : certes la Magdaléenne avait une excessive facilité à voir des anges, des apparitions ou des songes, mais la mère de Jésus ne pouvait être ainsi ! J’avais vu son visage pétrifié de douleur au pied de la croix ; j’étais pénétré de l’idée qu’elle n’ouvrait point la bouche inutilement et qu’elle savait garder le silence tandis que les autres parlaient. Quelle raison l’aurait poussée à raconter une histoire semblable si elle n’était vraie ? La justification de Jésus de Nazareth était toute en ses œuvres ; si je croyais en elles – et je ne pouvais douter de leur véracité après avoir connu Lazare – pourquoi ne pouvais-je accorder ma foi à cette nouvelle histoire ? Pourquoi l’esprit ne serait-il point en mesure de faire concevoir une femme dès lors que Dieu s’est fait homme sur la terre ? À côté de ce miracle, tous les autres ont bien peu d’importance !
Myrina questionna encore la Magdaléenne qui me lança un regard chargé de reproches.
— Il a parlé à plusieurs reprises d’un semeur sorti pour semer. Des grains sont tombés sur les endroits pierreux où ils n’ont pas trouvé beaucoup de terre ; d’autres sont tombés sur les épines et les épines ont monté et les ont étouffés ; mais d’autres sont tombés dans la bonne terre et ont donné beaucoup de fruits. Tous ceux qui entendent ses paroles et croient en lui ne sont pas aptes pour son royaume, poursuivit Marie. Et toi, ô Romain, ton cœur n’est pas dur mais trop mou, et c’est ta faiblesse. Une fois que tu auras rejoint tes semblables, les épines et les chapons monteront autour de toi et te fermeront le chemin du royaume.
La tristesse m’envahit à ces paroles. J’embrassai du regard le crépuscule de Galilée qui teignait de rouge les collines aux pentes couvertes du vert sombre des vignes.
— Comment pourrais-je oublier ? m’exclamai-je. Jusqu’au jour de ma mort, je me souviendrai de ce paysage de Galilée, de la montagne, et de Jésus tel qu’il m’est apparu. Et jamais je ne serai si seul qu’il ne soit avec moi lorsque je l’appellerai !
J’ajoutai après avoir réfléchi :
— Je ne suis pas digne d’être son serviteur. Le roi partira pour une terre lointaine bientôt, dès que les quarante jours seront écoulés. Je ne saurais dire s’il m’a confié une mine, mais s’il en est ainsi, les messagers de son choix m’ont ordonné de l’enterrer dans le sol et cela est cause de mon angoisse. Mais il m’a fait une promesse en laquelle je veux croire. Je ne te la dirai point cependant de peur que tu ne te ries de moi.
Je pensai qu’un jour il me faudrait mourir pour glorifier son nom, même si je n’arrivais pas à y croire : ainsi avait parlé le pêcheur solitaire cette nuit-là sur la rive du lac. Je me réjouis en ma chair d’être citoyen romain car, le moment venu, une épée me trancherait la tête, m’épargnant le terrible supplice de la croix que je ne pourrais supporter. Et cette prophétie ne me semblait plus si redoutable, mais bien plutôt la seule manière pour moi de démontrer à Jésus de Nazareth que je lui appartenais.
Aux dernières lueurs du jour, la Magdaléenne nous fit quitter la route pour suivre un chemin muletier menant à Magdala à travers les montagnes. Nous fîmes halte après le coucher du soleil dans une auberge qu’elle connaissait. Il y avait là une telle affluence que toutes les provisions avaient été épuisées, mais par égard pour Marie l’hôtelier se mit en devoir de chercher un endroit où elle pût reposer. Les gens, assis autour des feux à même le sol, parlaient à voix basse, et la rumeur de discussions animées nous parvenait également de la terrasse. Ils parlaient tous avec la voix de l’amitié et ceux qui avaient de la nourriture la partageaient avec ceux qui n’avaient rien si bien que Myrina et moi, nous pûmes tremper notre pain dans le plat commun.