Je me sentais étranger au milieu de ces Galiléens, moi qui aurais tant voulu pouvoir prendre place, lorsque fraîchit la nuit, devant le feu réconfortant et discuter avec eux de l’apparition du Nazaréen devant les siens, de son royaume, de la rémission des péchés et de la vie éternelle ; mais nul ne me reconnut pour son frère ! L’aubergiste toutefois conduisit les ânes dans la cour, balaya l’écurie et nous donna de la paille, permettant ainsi à Myrina et à moi de ne point passer la nuit à la belle étoile.
Tandis que les autres chuchotaient à la lumière de l’unique lampe, j’enseignai à ma compagne la prière que je tenais de Suzanne ; cette prière qui lui apportait confiance et réconfort lui convenait parfaitement, assura la jeune fille. Elle ajouta qu’elle éprouvait un grand soulagement de ne plus être obligée de prier en observant les différentes phases de la lune ou en déchiffrant les figures incompréhensibles du sel répandu ; on ne peut en effet jamais savoir quand on s’est trompé de mot ou de geste et la moindre faute annule l’efficacité de la prière.
Le matin suivant, la première personne que je vis en ouvrant les yeux fut Marie de Beerot qui m’observait, assise dans la paille à mes côtés. Quand elle s’aperçut que j’étais réveillé, elle dit tout bas en remuant la tête et se tordant les doigts :
— J’avais chaud et ne pouvais dormir ! Et puis, je voulais voir de mes yeux ce que tu fais et la position de tes mains près de cette étrangère. Moi aussi, j’aurais préféré dormir ainsi dans la paille, la tête reposant sur ta poitrine, plutôt que dans la couche étroite de la Magdaléenne, où les insectes ne me laissent nul répit. Nous avons dormi ainsi durant notre voyage de Jérusalem à Tibériade, le long du fleuve de Judée. Oublie mes paroles désagréables ! J’étais si troublée lorsque je t’ai vu apparaître à l’improviste sur le chemin devant nous, et avec cette Grecque, que je ne savais plus ce que je disais. Rien n’est clair encore dans ma tête ! Toute la nuit, j’ai été la proie de terribles remords de conscience pour m’être mise à aimer si promptement ce jeune homme et avoir promis d’attendre son ami à Magdala. Peut-être va-t-il se rétracter et n’envoyer personne !
Je m’empressai de la rassurer :
— Ce garçon ignore le mensonge ! Je suis sûr que son messager se présentera en temps voulu pour te conduire à la couche nuptiale suivant la coutume de Galilée ; les gens du village boiront du vin, frapperont des pieds en cadence, joueront de la musique et chanteront joyeusement en ton honneur !
Marie, cessant de se tordre les doigts, répondit d’une voix enflée par la colère :
— Tu fais exprès de ne pas comprendre ! J’ai eu le temps de penser à cette affaire toute la nuit et je regrette tant que c’est à peine si j’ai pu fermer l’œil. ! Tu vas sans doute me trouver affreuse avec mes yeux rougis par deux nuits de veille ! Certes, je sais que mes péchés ont été pardonnés et que je suis vierge derechef comme si jamais un homme ne m’avait approchée ; et toi aussi tu le sais puisque tu connais Jésus ! Mais je n’ai donné au jeune homme que les éclaircissements indispensables sur mon passé afin de ne point lui faire de peine inutilement, et maintenant, je suis torturée à l’idée que ses parents et tous ceux du village qui vont venir inspecter le drap le matin, ne trouvent point les preuves de mon innocence ; ils vont me jeter dehors à coups de pierres et de bâton et me reprendront l’anneau ! Vous les Romains, vous n’êtes pas aussi pointilleux, mais je connais ma race et les gens de Galilée sont sur ce point semblables à ceux de Beerot !
— La Magdaléenne est une femme d’expérience et qui élève en outre des colombes, rappelai-je à la jeune éplorée. Fais-lui confiance. Le jour des noces, les Romains sacrifient une paire de colombes à Vénus afin que la mariée ne soit point déshonorée.
— N’insiste pas ! dit Marie un ton plus haut avec un air de reproche. Voudrais-tu insinuer que tu ne m’as pas amenée de Jérusalem pour me laver de mes péchés et me préparer pour toi ? Certes, je n’agis point suivant la loi de mon peuple en épousant un Romain, mais je suis prête, au nom de Jésus, à enfreindre la loi pour sauver un des petits parmi mes frères.
Puis, jetant un regard amer sur Myrina, elle ajouta :
— Je n’éprouve nulle rancune à son égard, cela n’en vaut guère la peine ! Je ne t’en voudrais même pas si tu veux la garder comme concubine, ce n’est pas considéré comme un bien grand péché pour un homme et les Pharisiens eux-mêmes ne sont pas toujours irréprochables sur ce chapitre ! Je la surveillerai et lui apprendrai à rester à sa place, de sorte qu’elle ne se départira point de son actuelle humilité.
Myrina, réveillée depuis un moment déjà, nous observait à travers ses cils, essayant de comprendre les propos de Marie. Puis elle ouvrit tout grands ses yeux et se souleva pour s’asseoir dans la paille.
— Lorsque je me suis endormie, je me sentis pleine de confiance mais à présent, à la pâle lueur du jour, le froid me pénètre. Peut-être l’heure de la vérité sonne-t-elle dans le froid du petit matin et non dans la tiédeur nocturne ? Je n’ai pas tout compris, mais suffisamment, cependant, pour savoir que cette jeune juive a certaines exigences vis-à-vis de toi. Si je représente le moindre obstacle pour elle et les autres, notre fraternité va devenir une charge pour toi ; je suis prête à partir pour suivre mon propre chemin : j’ai toujours l’or en ma possession de sorte que je suis en mesure de me débrouiller. Ne t’inquiète donc pas et ne tiens aucun compte de moi pour régler tes affaires avec cette belle fille d’Israël.
Marie, ignorant la langue grecque, regardait Myrina avec méfiance.
— N’écoute pas ce qu’elle dit, s’écria-t-elle. Elle a beau employer de jolis mots avec cette voix soumise, je connais bien la fourberie des Grecs alors que toi tu n’entends rien aux femmes !
Puis, fondant en larmes et se cachant le visage dans ses mains, elle se lamenta :
— Ah ! Comme tu as le cœur dur ! Ne comprends-tu pas que je suis prête à tout sacrifier pour toi et à te suivre pour tenter de t’arracher à l’immonde idolâtrie ?
Myrina la regarda puis me toucha la main.
— Pourquoi la fais-tu pleurer ? demanda-t-elle, ses yeux verts agrandis par la peur. Ne vois-tu pas comme elle est jolie avec ses yeux qui brillent ? Sa bouche est si douce et si rouge qu’hier, en la voyant, je me sentais jalouse avec mon nez aplati et mes yeux sans beauté, moi qui n’ai même pas de poitrine comme les autres femmes.
Je regardai l’une et l’autre de ces filles, en proie à l’affolement, croyant voir se réaliser mon songe. Moi qui jamais n’avais pensé au mariage ! Marie de Beerot, étant fille d’Israël, toute sa vie se croirait meilleure que moi ; elle réduirait Myrina à l’esclavage et réussirait peut-être, à force de tracasseries à ce que je consente, pour qu’elle me laisse enfin tranquille, à me faire circoncire. Nombreux sont les Romains qui, par faiblesse de caractère, y ont consenti même s’ils sont parvenus à s’en cacher.
Puis soudain me vint à l’esprit une idée inquiétante : et s’il fallait qu’il en fût ainsi ? Peut-être serait-ce seulement à travers le dieu sans image des Juifs que je parviendrais à trouver le chemin du royaume du Nazaréen ? Et peut-être ses disciples cesseraient-ils de me repousser si, grâce à Marie de Beerot, je devenais un véritable prosélyte ? Ayant quitté Rome de ma propre volonté, n’étais-je point libre d’organiser ma vie à mon gré ? Si la douleur qui suit une opération représentait l’unique obstacle à ma réunion avec les disciples de Jésus, c’était en vérité un sacrifice bien minime, et j’ai au cours de ma vie éprouvé de pires souffrances !