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Ainsi parla-t-elle, et j’appris sa doctrine que pourtant je ne comprenais point. Puis, devisant de choses et d’autres, nous nous mîmes d’accord sur le cadeau que je devais envoyer de Tibériade à la jeune Marie. Après la noce de cette dernière, qu’elle désirait célébrer le plus tôt possible connaissant bien sa protégée, elle avait l’intention de se rendre une fois encore à Jérusalem pour voir si les disciples ne manquaient de rien ; ils ignoraient en effet, au moment de leur départ, la durée de leur séjour dans la Ville sainte et Thomas avait dit seulement : « Nous allons à Jérusalem où nous attendrons que la promesse s’accomplisse, dussions-nous y rester douze ans ! »

Elle me raccompagna jusqu’au seuil de sa maison et Marie de Beerot versa des larmes si amères qu’elle en eut les yeux tout gonflés. Myrina pleura aussi par amitié pour la Magdaléenne, tandis que je sentais profondément ancrée en moi la douce certitude que, quoi qu’il arrivât, je pourrais toujours revenir en ces lieux chercher auprès de Marie la paix que mon esprit ne serait point parvenu à trouver ailleurs ; je n’avais point l’intention de revenir, mais il est toujours bon de savoir qu’il y a quelque part dans le monde un endroit où l’on peut retourner, même si on ne le fait jamais.

Je marchai en silence avec Myrina jusqu’à Magdala où nous empruntâmes la route qui conduit à Tibériade ; n’étant fatigué ni l’un ni l’autre, nous jugeâmes inutile de louer une barque ce que nous aurions pu faire facilement à Magdala. Tout en marchant, je regardai autour de moi, respirant l’odeur de la mer, et je songeai que je n’avais plus rien à faire en Galilée, pays étranger pour moi ; je songeai également que je n’avais cependant aucune hâte à le quitter et ces pensées rendaient notre promenade silencieuse le long des rives sereines du lac étincelant. En outre, je n’étais pas seul : Myrina se trouvait à mes côtés.

Nous atteignîmes la cité au crépuscule, lorsque le soleil couchant vira au rouge. J’avais dans l’idée de traverser la ville afin de regagner les thermes, mais à la hauteur du forum un homme de haute stature vint en face de nous, si absorbé dans ses pensées qu’il me heurta avant que j’eusse le temps de m’écarter de son chemin, m’obligeant à m’accrocher à son bras pour ne point tomber. L’homme sursauta comme tiré d’un rêve, puis leva son visage vers moi : je reconnus alors avec surprise Simon de Cyrènes.

— La paix soit avec toi, dis-je sans grand enthousiasme, craignant son courroux.

Mais il se contenta de me sourire avec mélancolie sans se fâcher.

— Toi, le Romain ! La paix soit avec toi également !

Je lâchai son bras sans reprendre mon pas immédiatement : nous restions donc face à face à nous regarder. Nous ne nous étions pas revus depuis le fameux soir dans sa maison, mais il paraissait avoir considérablement vieilli en ce court laps de temps. À voir son regard sombre dans son visage soucieux, on avait l’impression que cet homme ne trouvait en ce monde nul sujet de satisfaction.

J’aurais pu le quitter sans plus de discours, mais il me vint soudain à l’esprit que notre brutale rencontre avait peut-être une signification.

— M’as-tu pardonné ce qui s’est passé en ta demeure ? demandai-je avec humilité. Ils m’ont accusé de tout, mais en vérité je ne crois point que tout fut de ma faute. Cependant, si tu m’en gardes encore rancune, je te prie de me pardonner.

— Je ne te garde nulle rancune ! répondit Simon. Je t’ai d’ailleurs envoyé un message pour te dire que je ne te voulais aucun mal !

— Mais tu ne me souhaitais aucun bien non plus ! répliquai-je. Tu as rompu avec moi ! Es-tu convaincu à présent que je ne suis pas un magicien ? Quelle est maintenant ton opinion sur ce qui s’est passé ?

Il jeta un regard soupçonneux alentour. Le forum était à cette heure désert.

— Aie confiance en moi ! le suppliai-je en levant la main. Je viens de la montagne comme toi ! Que penses-tu ?

— Il est vrai que nous étions plus de cinq cents rassemblés là-bas ! admit-il avec un soupir. Il n’y a donc pas à s’étonner si je ne t’ai point vu. Mais si tu y étais vraiment, tu dois connaître mon opinion !

« J’ai quitté Jérusalem en toute hâte en apprenant qu’il avait promis de se rendre en Galilée devant tous, poursuivit-il sans me laisser le temps de répondre. Beaucoup d’autres ont abandonné la ville en même temps, mais l’attente était si longue et les nouvelles si contradictoires que l’on ne savait plus que penser. Nombreux étaient ceux qui doutaient que Jésus eût apparu à ses disciples sur les bords du lac ; certains regagnèrent Jérusalem pleins de déception. Mais la vie a fait de moi un être résigné, un esclave en effet doit savoir tout supporter, et je possède en outre quelques intérêts en Galilée qui requièrent parfois ma présence : je n’ai donc pas perdu mon temps. J’en vins à souhaiter au fond de mon cœur que les dires des disciples ne fussent point avérés et l’attente vaine m’apporta le calme. Je m’imaginais pouvoir rentrer à Jérusalem et reprendre ma vie d’autrefois, celle qui me convient, qui me permet de donner à mes fils le meilleur de ce que j’ai découvert, à savoir la religion d’Israël, la civilisation grecque, la paix romaine accompagnées de quelques biens judicieusement distribués. Mais après avoir reçu le message, je me suis rendu sur la montagne, et je l’ai vu !

Tous les muscles de son visage tendus, Simon de Cyrènes continua de raconter sur un ton courroucé :

— J’ai donc vérifié qu’en effet il avait ressuscité d’entre les morts et force me fut de croire qu’il était le Messie ! Et à présent, je suis obligé de tout recommencer à nouveau ! Ainsi donc, sur cette terre, il existe autre chose que ce que l’œil peut voir, que ce que la main peut toucher et que ce que l’on peut mesurer avec des poids et des mesures ! Il est si terrible d’en avoir conscience ! Je voudrais maudire le jour où je croisai sa route et me chargeai de sa croix ! Tout ce que je croyais avoir édifié si solidement à l’intention de mes enfants s’en va à la dérive à cause de lui !

« Tu veux connaître mon opinion sur tout cela ? Eh bien, je réfléchis sur ce que je dois faire pour me rendre digne de lui et convertir mes fils en citoyens de son royaume. Les lois qu’il a dictées sont tout à fait contraires à la justice et dépourvues de pitié à l’égard d’un ancien esclave enrichi après avoir conquis sa liberté ! Mais à présent que je suis convaincu de sa résurrection, je n’ai plus d’autre solution que celle de me soumettre à ses lois. J’espérais avoir au moins la possibilité de marchander avec lui, comme cela se pratique au cours de toute tractation commerciale entre nommes normaux : mais lui n’est pas un homme normal ! Depuis que je l’ai vu cette nuit sur la montagne, j’ai compris qu’il n’est pas question de marchander avec lui : je dois devenir son esclave sans restriction, il n’y a pas d’échappatoire, et c’est lui qui décidera ensuite de m’accorder ou non ma carte d’affranchi. Moi, je n’ai plus rien à faire ! Voilà, ô Romain, les pensées dans lesquelles j’étais si profondément plongé lorsque je me suis heurté à toi.

— Mais ne me repousses-tu point moi, un Romain idolâtre ? m’écriai-je avec étonnement.

— Pourquoi un fils d’Israël trouverait-il grâce devant lui plus qu’un Romain ou un Grec ? répondit-il en me jetant un regard surpris. À présent, je vois toutes choses d’un œil neuf ; c’est l’affaire de Jésus de séparer les justes des méchants et je serais fou d’imaginer que moi, je suis capable de distinguer les siens de ceux qui ne le sont pas ! Même sur ce point d’ailleurs, il est injuste. À vrai dire, en y réfléchissant bien, tout ce qui le concerne reste un peu obscur. Je ne suis point de ceux qui croient conquérir la gloire en allant vivre dans les bois en marge de la société ; je suis un homme positif et, à mes yeux, les actions ont plus de signification que les sentiments ; ma vie à moi s’inscrit parmi les hommes qu’ils soient Juifs ou Romains. En outre, je pressens de terribles bouleversements dans mon pays si telle est l’alliance du pain et du vin. On dit qu’il a pleuré sur Jérusalem et peut-être me reste-t-il une chance d’arriver à temps pour sauver ce qui m’appartient de cette entreprise vouée à la faillite s’il est avéré que le temple ne sauve personne. J’irai vivre dans un autre pays avec mes fils ! Mais pour l’instant je me sens incapable de dire quoi que ce soit avec certitude.