Il parlait sur un ton plaintif, ses pensées sautant d’un sujet à l’autre.
— Lui as-tu parlé sur la montagne ? demandai-je.
— Comment aurais-je osé lui adresser la parole ? dit-il en ouvrant des yeux de dément. Il m’a suffi de le voir !
— Les Onze ne veulent rien savoir de moi, avouai-je avec timidité. Et Pierre, parce que je suis Romain, m’a même interdit de parler de lui.
— Lorsqu’ils auront mon âge, assura-t-il, et qu’ils auront souffert comme j’ai souffert, ils verront plus clair. Ce ne sont que des hommes et il n’en existe point de parfaits ; cependant, les êtres lents et à l’esprit simple font moins de mal que ceux que leur intelligence et leur ambition ont placés à des postes de responsabilité. Je m’estimerai heureux s’ils n’abîment point totalement l’héritage de Jésus. De toute façon, on ne fera pas grand-chose si le royaume dépend de ces onze hommes, quoiqu’il soit possible que leur mission les grandisse comme cela s’est déjà produit dans le passé. Mieux vaut cela en tout cas que si l’héritage tombait entre les mains de scribes querelleurs !
— Que signifie pour toi cet héritage ? pris-je le risque de lui demander.
Sans nous en être rendu compte, nous nous étions mis à marcher, l’un à côté de l’autre, allant et venant par le forum tels des sophistes en pleine discussion tandis que Myrina s’était assise sur la borne milliaire(3) de la ville pour se reposer. Simon de Cyrènes s’arrêta pour me fixer de ses yeux sombres et laissa retomber sa main levée en signe d’impuissance.
— Si je le savais ! dit-il sur le ton de la lamentation. Pendant la longue attente, on m’a rapporté maintes choses sur sa doctrine et je n’ai pas tardé à souhaiter que ce ne fussent que bavardages d’un prophète égaré ; sa propre mère avec ses frères le tenaient pour un être déraisonnable et ont tenté en vain de lui faire réintégrer son foyer après ses deux premiers prêches en Galilée. Il se montrait trop impitoyable à l’égard des justes et témoignait trop d’indulgence pour les pécheurs ! Certains sages jugèrent même qu’il accomplissait ses miracles avec l’aide d’un ancien esprit du mal nommé Bélial. Aussi ne prêtais-je guère attention à ses discours que l’on me répétait ; tantôt il affirmait une chose, tantôt il en affirmait une autre et ceux qui l’avaient écouté m’ont soutenu qu’il avait dans une même journée parlé de plusieurs manières différentes ! Tu peux dès lors imaginer quel effroyable coup j’ai reçu en constatant que cet homme dont j’avais porté la croix sur mon épaule jusqu’au Golgotha était toujours vivant ! Je ne puis le nier mais je ne le comprends pas !
Pressant ses mains l’une contre l’autre, il poursuivit :
— Il a dit : « Remets-nous nos dettes comme nous avons remis à nos débiteurs. » Voilà un enseignement dont je saisis le sens mais contre lequel je m’insurge amèrement ! Il faudrait donc que je remette ses dettes à Hérode Antipas ? Chaque fois qu’il vient à Jérusalem, il m’envoie son intendant Chousa pour m’emprunter de l’argent ; à vrai dire, je n’ai jamais nourri l’espoir de le récupérer, il ne s’agit guère d’ailleurs de sommes importantes, plutôt de gratifications dissimulées – j’évite ainsi qu’il ne porte préjudice à mes intérêts en Pérée et en Galilée. Toutefois, j’ai la vague impression que je devrais me présenter devant le prince et lui remettre ses dettes, non seulement du bout des lèvres, mais du fond de mon cœur. Et je sais qu’il s’est moqué de Jésus avant sa mise en croix. Certes, j’ai déjà fait grâce de leurs créances à quelques Galiléens peu fortunés : j’avais pourtant caressé l’idée de réunir leurs parcelles de terrain en une seule propriété, relativement considérable, et de la mettre au nom de mon fils Rufus ; mais ce sont des hommes chargés de famille qui se sont endettés à cause des triples tributs ! Je ne te conte point cela par vantardise, Jésus en effet a dit que la main gauche doit ignorer ce que fait la droite, donc à plus forte raison les étrangers, mais parce que je voudrais que tu me donnes un conseil. Ne serait-il pas, à ton avis, plus judicieux de recouvrer autant que faire se peut des créances du prince et de les distribuer aux déshérités plutôt que de lui remettre ses dettes ?
Simon pesait ses mots avec sérieux et je me penchai à mon tour sur ses préoccupations.
— Tu te soucies trop de tes biens et de ce que l’on te doit, dis-je. J’ai de la fortune moi aussi, mais peu m’importe ce que je possède en ce moment ! Peut-être dois-je cette attitude au fait que je suis devenu riche sans aucun effort et d’une manière que d’aucuns ont même qualifiée de peu honorable.
— Je te conseille de prendre patience et de ne point agir à l’aveuglette. On m’a dit que les disciples se proposent de demeurer à Jérusalem jusqu’à ce qu’une certaine promesse soit accomplie et que la lumière soit faite sur toutes choses, dussent-ils attendre douze ans ! Pourquoi veux-tu aller plus vite qu’eux ?
— Parce que je suis un homme dur et méchant, répliqua Simon sans hésitation comme s’il eût déjà longtemps débattu de cette question. J’ai hâte d’obtenir la rémission des dettes contractées par mon manque de piété.
— Tu n’as rien changé de tes manières de penser, tu es toujours un commerçant, affirmai-je. Tu crois que si tu donnes quelque chose, tu dois recevoir aussitôt une récompense. Je pense, moi, que nul ne recevra de Jésus selon ses propres mérites, mais qu’il s’est fait homme sur cette terre pour racheter lui-même tous les péchés du monde, l’homme n’étant jamais à même de racheter ses propres fautes. Cela n’a pas de sens mais tu l’as dit toi-même, sa doctrine est pleine d’enseignements absurdes aux yeux d’un savant.
Le Cyrénéen porta une main à son front en poussant un profond soupir.
— Je ne vois point ce que tu veux dire et je souffre de plus en plus de la tête ! Ainsi donc tu considères que, lorsque je veux acheter le pardon de mes péchés à ma façon, c’est le geste d’orgueil d’un esclave devenu homme de négoce. Qui es-tu donc pour me faire la leçon ? N’as-tu pas dit que l’on t’avait interdit de parler du Nazaréen ?
— Pardonne-moi, ô Simon, murmurai-je en me repentant de ma légèreté. Tu as raison, qui suis-je pour te faire la leçon ? Tu m’as demandé un conseil et je me suis fourvoyé dans ma réponse ; je ne comprends pas plus que toi, peut-être même beaucoup moins car tu es un homme plus âgé que moi et de grande expérience. Cherche son royaume à ta manière tandis que j’essaierai de le trouver à la mienne.
D’un geste machinal, Simon caressa de sa main rugueuse la joue de Myrina, toujours assise sur la borne milliaire de la cité.
— Ah ! Si j’avais une fille ! dit-il tout bas. J’ai toujours désiré avoir une fille ! Peut-être mon cœur serait-il plus enclin à l’indulgence si j’avais eu une petite fille avec mes deux garçons !
Puis il examina sa main d’un air dubitatif. Le soir était tombé et déjà l’on avait allumé les lumières de la ville.