— Nous avons beaucoup parlé, dit-il, et plus le temps passait plus l’inquiétude envahissait mon esprit. Il a suffi cependant que j’effleure la joue de ta fille pour que s’évanouisse mon malaise : je me sens à présent tout à fait bien.
— Myrina n’est point ma fille, je ne suis pas assez vieux pour cela, répliquai-je. C’est ma sœur et elle ne comprend pas ta langue.
— Elle devait être avec toi sur la montagne, affirma-t-il, les yeux fixés sur sa main. Je l’ai senti en touchant sa joue, alors que je n’ai rien éprouvé quand je me suis heurté à toi ni quand tu t’es agrippé à mon bras. D’elle j’ai reçu la paix et ma tête n’est plus encombrée de pensées inutiles. Il n’était pas prévu que j’écouterais tes sophismes mais que ma main toucherait la joue de ta sœur !
Il se montrait injuste à mon égard, mais je renonçai à discuter avec lui pour ne point altérer sa paix si vraiment il l’avait obtenue en caressant le visage de Myrina. Je me sentais plus las d’avoir parlé avec lui que d’avoir marché tout le jour, aussi mon seul désir était-il de regagner mon hôtel au plus vite ; mais Simon insista pour nous accompagner et nous partîmes tenant chacun Myrina par la main.
Quand nous arrivâmes devant une auberge illuminée, Simon nous invita à dîner et nous entrâmes en ce lieu où des Juifs peu sourcilleux mangeaient à la même table que les païens.
Nous rompîmes donc le pain et nul ne s’offusqua de la présence de Myrina avec nous tandis que nous mangions le poisson et la salade. Simon nous fit servir du vin, lui-même ne buvant que de l’eau. L’excellent repas arrosé de vin aviva l’éclat des yeux de notre compagne et ses joues maigres prirent de vives couleurs ; je me sentais moi-même envahi d’une douce sensation de bien-être. Simon, tout en mangeant, conversait sur un ton aimable et suave, bien différent de celui de tout à l’heure. Il nous conta, pour nous être agréable, une histoire dans le dialecte grec en usage à Cyrènes.
— Il existe de l’autre côté du monde un redoutable empire d’où provient la totalité de la soie que Rome utilise ; cet empire se trouve à une telle distance, que l’on doit traverser maints et maints pays pour arriver à Tyr après un voyage de deux années. Si rouge est la terre de l’Empire romain, celle de l’empire de la soie est jaune ; ce n’est point une légende car j’ai vu moi-même à Tyr un homme à la peau jaune, qui ne devait pas sa couleur à une maladie mais qui nous assura que, chez lui, tous étaient ainsi jaunes depuis la racine des cheveux jusqu’au bout des doigts ! Il affirma également que son pays, plus puissant que Rome, connaissait une civilisation si raffinée que la civilisation romaine en comparaison faisait figure de barbarie ; je pense, quant à moi, qu’à l’instar de tous les exilés, il exagérait en parlant de sa terre. Toutefois, il raconta, recoupant en ceci les récits de nombre de voyageurs, qu’un nouveau roi était né là-bas qui, après avoir détrôné le roi en place, se donna le nom de fils du Ciel ; il transforma l’ordre ancien, déclarant que la terre appartenait à tous de sorte que plus rien n’appartenait à personne : tout le monde avait pour obligation de cultiver le bien commun, tandis que le roi se chargeait de pourvoir aux nécessités de chacun selon ses besoins. Cela s’est passé il n’y a pas très longtemps et ce fils du Ciel gouverna durant vingt années ; on apprit à Tyr il n’y a guère, que les paysans soulevés l’avaient renversé et que le nouveau souverain avait rétabli l’ancien régime. L’exilé quitta sur-le-champ la ville pour regagner son pays où il exerçait, avant l’avènement du roi possédé des démons, de hautes fonctions.
« Naturellement cette histoire comporte une grande part de légende, poursuivit-il. Par exemple, d’après cet homme à la peau jaune, ce sont des vers qui fabriquent toute la soie de sorte que les hommes n’ont plus qu’à en recueillir les fils et à les tisser.
« J’ai pensé maintes fois à ce fils du Ciel et à son ordre absurde… Dans l’Empire romain, un changement semblable pourrait bien advenir car seule une minorité possède la terre, et chaque jour davantage, tandis que tous les autres sont esclaves ou journaliers. Dès lors qu’il en est ainsi, qu’importe à la majorité que la terre soit commune et travaillée pour l’État ou qu’elle soit la propriété de quelques-uns ? Et quand je réfléchis au sujet de Jésus de Nazareth, il me vient avec angoisse l’idée qu’il se propose d’instituer sur la terre un ordre de ce genre, un ordre où nul ne possédera rien, tout devenant commun. Seul un ancien esclave se trouve à même de mesurer tout le danger que représente une façon d’agir aussi dépourvue de sens ! Même un esclave éprouve le besoin de posséder quelque chose en propre, si peu que ce soit, pour pouvoir continuer à vivre sa vie ; je me souviens qu’à Cyrènes, les esclaves se vantaient de leurs fers quand ils étaient plus grands ou plus lourds que ceux des autres !
« Quoi qu’il en soit, je me rassure en pensant que le royaume du Nazaréen n’est point de ce monde ; s’il avait prétendu établir un régime semblable, il aurait vu le jour comme empereur de Rome et non pas comme roi des Juifs !
— Il n’est guère prudent de débattre de politique en un lieu public ! m’empressai-je d’avertir Simon. Le royaume de Jésus, d’après ce que je comprends, est descendu sur terre lorsqu’il naquit et demeure encore parmi nous tout en étant invisible si bien qu’il n’y a pas un seul potentat au monde capable de le découvrir : on peut poursuivre ses adeptes, mais nul n’a le pouvoir de le détruire puisqu’il se trouve à l’intérieur de chacun de nous.
Mon ami remua la tête d’un air désabusé.
— Ah ! Comme tu manques d’expérience et comme tu connais mal l’humaine nature ! murmura-t-il. Le fils du Ciel fut renversé après vingt ans de règne et son royaume était pourtant dans l’ordre des choses explicables ; comment un royaume invisible pourrait-il subsister, une fois Jésus parti ? Crois-moi, après notre mort, son souvenir ne durera guère sur la terre. Comment celui qui n’aura point vu de ses yeux que Jésus est véritablement le fils de Dieu, comment celui-là pourra-t-il accorder sa foi à un royaume invisible ? On pourrait à la rigueur conserver durant une centaine d’années quelques-uns de ses enseignements, si sa doctrine était conforme à la raison humaine au lieu d’être en franche contradiction avec tout notre passé.
— Tu ne crois donc point que sa cause et son nom changeront la face du monde ? demandai-je, le cœur empli de tristesse à son discours.
— Non ! répondit-il avec sincérité. Non, car Dieu lui-même ne peut plus rien changer ni au monde ni à l’homme. Ces Galiléens ont tenté par force d’en faire leur roi après l’avoir vu nourrir cinq mille personnes ! S’ils ont interprété ses paroles si mal, comment ceux qui ne l’auront même pas vu seraient-ils en mesure de les mieux interpréter ? N’oublie pas que sa doctrine, qui est dangereuse, suscite maintes défiances. Il a appelé les pécheurs et, jusque sur la croix, il a promis le royaume au malfaiteur supplicié à ses côtés, suivant les dires des témoins. Bref, seule la racaille qui n’a rien à perdre peut écouter sa doctrine, tandis que ceux qui s’en défient veilleront désormais à ce qu’elle ne se répande point outre mesure.
Myrina leva la main et caressa les joues couvertes de barbe du Cyrénéen.
— Pourquoi cette inquiétude et pourquoi te faire du souci pour la propagation de sa doctrine ? dit-elle avec le sourire. Peut-être cela ne concerne-t-il ni toi, ni mon frère Marc ni moi ! Mieux vaut nous réjouir à cause de lui puisque nous l’avons vu sur la montagne. Il est une bienfaisante lumière et plus jamais je ne me sentirai abandonnée, maintenant qu’il m’a été donné de la contempler. Pourquoi ne parles-tu que de ténèbres remplies de mal ?