Myrina avait jusque là gardé un silence si discret que nous fûmes aussi surpris de l’entendre que si la table se fût mise à parler. Et, malgré la honte que nous éprouvâmes pour la légèreté de notre bavardage, un sentiment d’allégresse nous envahit tous deux en voyant son visage éclatant de lumière. Le royaume nous était rendu et mon cœur frémit dans ma poitrine, débordant d’amour pour Myrina ainsi que pour Simon. Nous restâmes un long temps à nous regarder sans dire un mot et ni le bruit ni l’agitation des autres commensaux de l’auberge ne nous dérangeaient.
Simon, après avoir réglé généreusement nos dépenses, nous accompagna jusqu’aux thermes de Tibériade et prit congé de nous devant l’hôtel grec.
Myrina et moi, nous étions si éreintés après notre longue marche et tout ce que nous avions vécu, que nous dormîmes dans notre chambre aux rideaux fermés jusqu’à la neuvième heure et notre allégresse emplissait encore notre cœur à notre réveil. Je tressaillis pourtant à l’idée de devoir rendre visite à Claudia Procula pour lui rapporter tout ce dont j’avais été témoin sur la montagne. Myrina, remarquant mon émotion, m’en demanda la raison. Je lui racontai tout ce qui concernait l’épouse du proconsul et ses maladies, et elle me proposa de venir avec moi afin de témoigner, elle aussi, et de porter le message de joie ensemble.
Mais j’avais besoin, avant tout autre chose, de me laver de tous les soucis et désagréments du voyage et de me débarrasser de mon manteau qui empestait la sueur et de ma tunique sale. Je voulais des vêtements propres et ne voyais plus désormais aucune raison de porter la barbe et de cacher mon origine. Je me rendis donc aux thermes où je me fis raser, boucler la chevelure et épiler tout le corps afin de me sentir vraiment propre. Puis on me fit un massage qui m’ôta les restes de fatigue et l’on m’oignit le corps de parfums ; enfin je m’habillai à la manière romaine, offrant à l’esclave mes vieux vêtements.
Après avoir retrouvé mon ancienne apparence, j’éprouvai quelque honte d’avoir tenté d’entrer dans les bonnes grâces des fils d’Israël en me laissant pousser la barbe et en portant des franges cousues aux bords de mon manteau. Revenu dans la chambre, je retirai l’anneau d’or de ma bourse et le mis à mon pouce.
Myrina revint vêtue d’une tunique brodée de fils d’or et je vis qu’elle aussi s’était fait coiffer et maquiller. Nous échangeâmes un long regard comme si nous étions devenus des étrangers. J’aurais dû me réjouir en m’apercevant que ma compagne ne me ferait point rougir devant les riches clients des thermes ou devant Claudia Procula. Mais à vrai dire, sa métamorphose ne me procura nul plaisir ! J’aimais mieux la frêle jeune fille au visage pâle qui avait dormi dans mes bras sur les pentes de la montagne de Galilée, vêtue seulement d’un vieux manteau fané.
Mais comme elle s’était arrangée à mon intention, je n’osai lui adresser un seul reproche ni lui dire que ses vieilles sandales de danseuse me plaisaient infiniment plus que les chaussures peintes et les fils d’or qui la paraient à présent. Elle me regarda comme m’eût regardé une inconnue et dit :
— C’est ainsi que je t’ai vu dans le bateau de Joppé. Tu portais un vêtement semblable lorsque tu me fis don d’une lourde pièce d’argent. Sans doute est-il juste que tu me rappelles qui tu es et qui je suis. Je n’avais guère réfléchi en te proposant de venir avec toi chez l’épouse du proconsul de Rome.
J’éprouvai l’allégresse que nous avions ressentie tous deux en nous retrouvant au réveil.
— J’avais seulement envie de me sentir propre parce que j’étais las de ma barbe et du manteau en laine imprégné de sueur. Si mon ombre même fait fuir à mon approche les fils d’Israël respectueux de leur loi, peut-être qu’un jour viendra où les hommes du monde entier cracheront à la vue d’un fils d’Israël. J’ai cru que tu te réjouirais de me voir ainsi.
Mais entre nous s’éleva comme un mur de froideur. L’idée que je commettais une imprudence en emmenant la jeune fille chez Claudia Procula effleura mon esprit et il me sembla la trahir en pensant de la sorte ce que je ne voulais pour rien au monde. Je dus insister un certain temps pour qu’elle acceptât de m’accompagner et finalement un serviteur se présenta, l’épouse du proconsul attendant ma visite.
En approchant du palais d’été, je remarquai que les curieux en avaient à présent déserté les abords et que les soldats de la garde rouge du prince Hérode Antipas avaient cessé leur faction. Un seul légionnaire syrien de l’escorte de Claudia nous fit nonchalamment signe que le passage était libre. Ainsi la visite à Tibériade de l’épouse du procurateur de Judée n’était plus qu’une banalité et Claudia Procula une curiste huppée parmi d’autres.
Elle ne s’était guère mise en frais pour moi et me reçut, étendue dans une pièce derrière une tenture que l’air faisait onduler. Des rides autour de ses yeux et un sillon amer gravé aux commissures de ses lèvres la vieillissaient considérablement. L’air calme et avenant, elle paraissait en revanche ne plus souffrir de ses troubles. En examinant avec curiosité Myrina, elle m’adressa un regard interrogateur.
— Voici ma sœur Myrina, la présentai-je, qui était avec moi sur la montagne. Je te l’ai amenée, ô Claudia, pour que nous parlions tous trois à l’abri des oreilles étrangères.
Claudia, après un instant de réflexion, intima l’ordre à sa dame de compagnie de sortir mais ne nous invita point cependant à nous asseoir, de sorte que nous restâmes debout devant elle. Elle se mit à bavarder avec affabilité tout en jetant sans cesse de petits coups d’œil sur ma compagne.
— Quel dommage que tu ne sois point venu avec moi après les courses à la fête du prince ! Tu aurais appris maintes choses intéressantes sur les coutumes du pays ! Je dois reconnaître que Hérode Antipas vaut bien mieux que sa réputation, dont il souffre d’ailleurs sincèrement et qu’il ne doit qu’à sa peu commune situation. Il m’a offert un collier persan à trois rangs et nous avons parlé de tout en toute franchise. Certes, sa fille Salomé est une catin sans vergogne qui fait de lui ce qu’elle veut et ce au seul profit de sa mère Hérodiade qui n’est plus toute jeune ; mais apparemment, l’inceste n’est point sujet de honte aux yeux des descendants d’Hérode le Grand et serait plutôt une tradition. Nous autres Romains, en tout cas, ne sommes guère compétents pour juger des mœurs des orientaux qui savent pour le moins se montrer charmants lorsque cela leur plaît de l’être. Hérodiade ne manque point d’envergure, elle poursuit le but, m’a-t-il semblé, d’obtenir le titre de roi pour son époux, ce qui fut l’objet de nombreux commentaires.
« Il est capital pour Ponce Pilate que le prince de Galilée reste en bons termes avec Tibère, même si Hérodiade sait bien que l’empereur n’est plus qu’un vieil impotent. Tu sais que Pilate est du côté de Séjan auquel nous devons le poste de procurateur de la Judée ; les choses étant actuellement ce qu’elles sont, Pilate et Hérode ont tout intérêt à marcher main dans la main et nous sommes tout à fait d’accord sur ce point avec la princesse ; ainsi n’aurais-je point effectué ce voyage en vain et je suis prête à présent à regagner Césarée.
Au fond, Claudia Procula ne révélait rien de bien dangereux, car tout homme sensé est au fait de tout cela. Il est vrai que Tibère est un vieillard malade et que le seul nom de Séjan suscite de telles craintes que les Romains avisés restent dans une expectative silencieuse, attendant le moment où il obtiendra la charge de tribun et donc le pouvoir officiel.
J’eus l’impression que Claudia tentait de vérifier du regard si Myrina comprenait le latin lorsque soudain, tendant un doigt vers elle, elle s’exclama avec véhémence :
— Par Jupiter ! Cette fille est le portrait de Tullia !
Je regardai avec frayeur la jeune fille, et durant un instant, j’eus en effet la sensation qu’elle te ressemblait, ô Tullia ! Et je fus sur-le-champ convaincu que jamais je ne t’enverrais ces rouleaux et que mon désir de te voir était à jamais éteint, l’impression de te retrouver devant moi dans la personne de Myrina ne soulevant en mon cœur que haine et répulsion. Mais bientôt l’illusion s’évanouit et en examinant chaque trait de mon amie, je me rendis vite compte qu’elle n’a absolument rien de toi.