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Ce dernier jugea opportun d’adopter une attitude pleine de courtoisie à mon égard : il s’approcha et me pria d’excuser le tumulte, pensant sans nul doute que je n’avais pas manqué de me rendre compte de la facilité avec laquelle il en était venu à bout. Le proconsul a interdit de tuer les Juifs, sauf en cas de nécessité absolue, et l’on ne doit pas non plus arrêter les agitateurs ordinaires car ils sont toujours entourés de tout un menu peuple qui campe devant la porte du fort Antonia, prêt à vociférer et créer des troubles. Bref, il faut éviter à tout prix les affrontements et ce, surtout durant les fêtes religieuses. Ponce Pilate a adopté cette nouvelle politique après avoir, au début de son gouvernement, appliqué une méthode plus violente qui ne lui avait rapporté que déboires et même démêlés avec l’empereur.

— Mon nom est Adénabar, me dit pour conclure le centurion. Quand j’aurai terminé mon service, je t’accompagnerai au fort avec plaisir et te présenterai au proconsul au moment de mon rapport. Il vaut mieux que tu ne te promènes pas seul par la cité. Ces canailles nous ont vus ensemble et savent que tu n’es pas un des leurs. Nous serions bien avancés s’ils molestaient ou tuaient un citoyen romain ! Nous devrions faire une enquête, les châtier et dans cette maudite ville, ils ont au moins cent mille cachettes !

Puis en riant il ajouta :

— Nous allons donc nous éviter des complications inutiles ! J’éprouve de la sympathie pour toi, crois-moi, car j’ai de l’estime pour ceux qui étudient ; moi-même je sais lire et écrire, bien que je ne sois pas très fort en latin. Nous parviendrons, j’espère, à te loger dignement, bien que la forteresse soit à cet égard fort exiguë !

Puis il poursuivit disant que le proconsul, un homme aux goûts simples, a pour habitude, lorsqu’il vient à Jérusalem, de s’installer au fort sous la protection de la garnison ; certes, il trouverait dans le palais construit par Hérode un logement incomparablement plus luxueux mais la garnison est si réduite qu’il ne veut pas, ayant déjà été échaudé, la répartir en deux endroits différents. Antonia est une forteresse inexpugnable qui domine toute la zone du temple ; or tous les troubles prennent toujours naissance dans la cour du temple.

Adénabar me montra du doigt le cadavre sur la croix et se mit à rire.

— Une des choses les plus amusantes que fit ce prophète Jésus, dit-il, ce fut lorsqu’il chassa du portique du temple à coups de fouet les vendeurs de colombes et qu’il jeta par terre les tables des changeurs. Cette fois-là, les grands prêtres ne se risquèrent pas à lui tenir tête car il était suivi par de nombreux adeptes. Lorsqu’il entra à Jérusalem, monté sur un âne, le peuple en délire étendit son manteau sur le chemin en agitant des palmes. « Gloire au fils de David ! » criait-on partout. Les gens n’osaient pas manifester d’une autre façon qu’ils le considéraient vraiment comme leur roi. D’après ce que je sais, en tout cas, il était réellement de la maison et de la famille de David, à la fois du côté de sa mère et de son père.

Il me montra d’un discret mouvement de tête le groupe des femmes toujours sur le flanc de la colline.

— Sa mère est là-bas, dit-il dans un murmure.

Quand la foule se fut éloignée, les femmes se jetèrent par terre, comme épuisées par une douleur au-dessus de leurs forces et elles ne dissimulaient plus leurs visages qu’elles levèrent vers la croix. Il n’était point difficile de deviner laquelle de ces femmes était la mère. Encore relativement jeune, son visage me parut le plus beau qu’il m’ait été donné de voir jusqu’à ce jour. Même ainsi pétrifié dans sa douleur, il reflétait une suprême sérénité en même temps qu’il paraissait comme inaccessible. Tout dans son allure témoignait de son royal lignage et, bien que ses vêtements ne fussent pas différents de ceux des autres paysannes, son visage en était une preuve éclatante.

J’eus envie de la consoler, de lui dire que son fils était mort et qu’il avait désormais fini de souffrir. Mais son visage était si noble et si refermé sur sa souffrance que je n’eus point le courage de m’approcher d’elle. À côté, une autre femme, dont la face passionnée ne cessait de frémir, tenait son regard fixé sur la croix comme si elle ne parvenait pas encore à réaliser ce qui s’était passé. La troisième était plus âgée. On lisait plus de haine que de peine ou de désespoir dans ses traits sévères de femme d’Israël, comme si elle avait attendu un miracle jusqu’au dernier moment et qu’elle ne pardonnât point qu’il n’y en eût pas eu. Les autres regardaient de loin.

Je tournai de nouveau mes regards vers la mère de Jésus et restai les yeux fixés sur elle, comme ensorcelé, sans plus prêter attention au bavardage d’Adénabar. Je me réveillai de cette espèce de fascination lorsque, effleurant mon bras, le centurion me dit :

— Ma mission est maintenant terminée et je ne resterai pas un seul instant de plus dans ce sinistre endroit. Les Juifs n’auront qu’à s’occuper eux-mêmes de récupérer les cadavres s’ils ne veulent pas qu’ils demeurent sur la croix le samedi. Ceci n’est pas de mon ressort.

Il laissa cependant quelques hommes de garde au pied des croix. En fait, je pense qu’il abandonna ainsi le poste pour raccompagner le bourreau qui ne voulait pas rejoindre le fort avec pour seule escorte deux soldats ; les amis et les complices des bandits pouvaient fort bien lui avoir tendu une embuscade sur le chemin du retour. Mais la route était déserte et il n’y avait personne près de la porte. Une odeur de viande grillée s’échappait des maisons de la cité, parvenant jusqu’à nous, mais, à vrai dire, je n’éprouvais nulle envie de manger.

— Ce n’est pas encore le coucher du soleil, dit Adénabar après avoir scruté le ciel. Le samedi commence pour les Juifs lorsque trois étoiles brillent au firmament. Ce soir, ils mangeront leur agneau pascal ; une secte cependant l’a déjà mangé hier. Leur temple, ces jours-ci est un magnifique abattoir : en deux jours, ils ont répandu le sang de plusieurs milliers d’agneaux et, selon leur tradition, de chaque animal sacrifié les prêtres reçoivent une épaule tandis que leur dieu en reçoit la graisse.

Adénabar ordonna d’un ton sec au palefrenier qui gardait mes bagages près de la porte de les charger sur son dos et de nous accompagner jusqu’au fort. L’homme n’osa point élever de protestation et c’est donc dans cet équipage que nous partîmes, escortés par le martèlement des brodequins cloutés des soldats piétinant sur le pavé. Ces hommes étaient admirablement entraînés : je n’en ai vu aucun qui fût essoufflé en arrivant au fort tandis que moi, lorsque nous nous arrêtâmes devant la porte après avoir gravi le chemin escarpé, j’étais complètement hors d’haleine ! L’ânier laissa tomber mon baluchon sous l’arcade, signifiant par ce geste son refus de pénétrer à l’intérieur des bâtiments. En dépit d’Adénabar qui m’assurait que c’était inutile, je lui donnai deux oboles de récompense ce qui ne l’empêcha nullement, une fois qu’il se sentit hors de notre atteinte, de nous montrer le poing en vouant tous les Romains à la malédiction ! Mais lorsque la sentinelle leva sa lance d’un air plein de menaces, il prit ses jambes à son cou, poursuivi par les éclats de rire des légionnaires.

Dès que nous eûmes franchi le seuil, Adénabar s’arrêta, comme en proie à l’hésitation, me jetant sans cesse des coups d’œil pénétrants. Je compris sur-le-champ que ma tenue n’était point convenable pour être reçu par le proconsul, même si le centurion et moi nous étions parfaitement entendus sur la colline du supplice. Tout ici, en effet, respirait le rigorisme de l’ordre romain et je reconnus, non sans plaisir, cette odeur particulière aux casernes, mélange de métal, de cuir, de produits d’entretien et de fumée, qui incite le visiteur à jeter immédiatement un regard sur ses pieds pleins de poussière et à rectifier le pli de ses vêtements ; au milieu de la cour, se dressait l’autel de la légion devant lequel je fis le salut, mais je ne vis point le portrait de l’empereur.