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— Noble Claudia Procula, ne te préoccupe plus pour Marcus. C’est moi désormais qui veillerai à ce que cette brebis ne s’égare point !

Onzième lettre

Marcus Mezentius Manilianus au Marcus d’autrefois, salut !

J’ai laissé ma lettre précédente inachevée et n’ai point l’intention de la reprendre, car cela n’aurait aucun sens de m’adresser encore à Tullia. J’ai d’ailleurs toujours eu ancré au plus profond de mon cœur le sentiment que je n’enverrais aucun de mes rouleaux à Tullia : son seul nom me fait frémir et abhorrer ma vie passée.

En outre, par égard pour Myrina, je ne veux pas adresser cette lettre à Tullia.

C’est pourquoi je me borne à saluer mon ancien moi, afin d’être en mesure plus tard d’évoquer parfois tout ce qui m’est advenu ; avec le temps et la distance, les faits s’effacent, la mémoire perd de sa sûreté et l’homme, en dépit de sa bonne volonté, a du mal à rassembler ses souvenirs. Je me sens torturé, au moment même où j’écris, à l’idée que je pourrais faire des erreurs, exagérer ou ajouter des détails de mon cru. Je le fais en tout cas bien malgré moi et comme les témoins de bonne foi qui au cours d’un procès racontent d’une manière différente ce qu’ils ont vu et vécu.

Écrire est pour moi désormais d’une nécessité vitale puisque l’on m’a interdit de parler. Que pourrais-je dire pourtant de son royaume, sinon qu’après avoir assisté à sa mort je l’ai vu ressuscité ? Et cela, jamais je ne pourrai le démentir ni le mettre en doute ! Pourtant, on m’a interdit de le raconter parce que je ne suis ni Juif ni circoncis.

Lorsqu’un autre, plus initié que moi au secret du royaume, viendra relater l’événement d’une manière différente, je m’inclinerai, admettant qu’il a raison parce qu’il en sait plus que moi. Mon récit n’a donc de valeur que pour moi seul ; quand je serai vieux, si tant est que j’arrive jusque-là, tout surgira dans ma mémoire aussi clairement qu’en ce moment même ; c’est pourquoi j’ai repris tant de choses inutiles et dépourvues d’intérêt pour tout autre que moi : au fil des ans, les mots reprendront forme et, si j’ai pu raconter par le menu des détails aussi superflus et insignifiants, nul doute que ce qui compte vraiment ne m’a pas échappé non plus.

Je ne veux rien laisser dans l’ombre ; en plongeant au fond de moi-même, je me rends compte que je suis un être frivole, dépourvu de fermeté, séduit par tout ce qui est nouveau ; vaniteux, égoïste et esclave de mon corps, je n’ai rien en moi dont je puisse m’enorgueillir comme le dit Myrina. Et je vois là une raison supplémentaire de ne rien omettre afin de me souvenir si l’orgueil m’entraînait quelques fois.

On m’a donc défendu de parler. Je m’incline et reconnais que cela est juste. Je n’ai pas en moi la fermeté nécessaire, car je suis comme l’eau que l’on verse d’un récipient dans un autre et qui chaque fois épouse la forme du nouveau vase. Si je pouvais au moins rester aussi pur que l’eau claire ! Mais, hélas, l’eau se trouble et se putréfie avec le temps ! Ainsi, lorsqu’au long des années je deviendrai une eau stagnante, je reprendrai tous mes rouleaux et me souviendrai qu’un jour, j’ai entrevu le royaume.

Pourquoi justement moi ? Pourquoi moi, un étranger, ai-je été témoin de sa résurrection pour ensuite pressentir son royaume ? Je ne saurais dire, mais je persiste à croire que ce n’est point par seul hasard. Cependant tel que je me connais, j’imagine que le temps ébranlera cette croyance. Si bas alors que m’entraînera ma faiblesse en cette époque de désespoir et de doute vouée aux plaisirs, je trouverai du réconfort dans la prophétie du pêcheur inconnu sur les rives du lac, même si je ne comprends pas comment elle peut s’accomplir. Ce n’est certes qu’une vague espérance, mais quel homme peut vivre sans espérance ? Les autres me paraissent si nantis à côté de moi qui me sens si démuni ! J’ai Myrina toutefois, qui elle possède la fermeté qui me manque ; peut-être me l’a-t-on donnée en gage d’espérance ! Elle pense que l’on m’a confié à elle afin qu’elle me serve de guide, à défaut d’un meilleur pasteur et bien que cette tâche exige d’elle une infinie patience.

Je me trouve en ce moment à Jérusalem où elle m’a conduit, mais comme je vais parler d’elle, je dois encore une fois retourner aux thermes de Tibériade.

Je suis incapable d’expliquer d’où est née notre querelle car nous débordions d’allégresse peu de temps auparavant. La faute en est peut-être à Claudia Procula, c’est du moins en sa présence que Myrina, perdant son sang-froid, me gifla et me traîna hors de la pièce en me tirant par la main.

Si je me souviens bien, quand nous nous retrouvâmes chez nous, elle déclara que plus elle avait l’occasion de rencontrer des femmes du monde plus elle se sentait sûre d’elle, car elle était ce qu’elle était sans chercher à paraître différente. Elle rassembla ses effets, paraissant disposée à me quitter sur-le-champ ; je ne fis aucun mouvement pour la retenir tant je m’estimais offensé. Elle me lança de si cuisantes paroles que seule Tullia dans ses pires moments eût pu rivaliser avec elle.

Elle foula aux pieds ma vanité, m’accusant même d’avoir trahi le Nazaréen devant Claudia Procula parce que je m’étais montré complaisant en écoutant son vain bavardage ; elle ne croyait pas un mot du rêve de la Romaine. Bref, soudain je ne comprenais plus rien à cette jeune fille jusqu’alors si docile et réservée. J’en vins à penser qu’elle me révélait ainsi son véritable caractère et que je m’étais bien trompé à son sujet !

Elle fit preuve d’une telle finesse et d’une telle acuité a découvrir la totalité de mes défauts, que je crus même qu’un esprit malin s’était emparé d’elle : sinon, comment aurait-elle été en mesure de parler de moi avec tant de clairvoyance et comment surtout aurait-elle pu faire allusion à des choses qu’en aucun cas elle ne pouvait connaître ? Elle fouilla consciencieusement mon âme pour me laisser finalement nu comme un ver de terre, et tous ses propos contenaient une part suffisante de vérité pour m’obliger à tendre l’oreille, même si je décidai en mon for intérieur de ne plus jamais lui adresser la parole.

Enfin reprenant son calme, elle se laissa tomber sur un siège et, les yeux dans le vague, dit, la tête appuyée sur les mains :

— Voilà ce que tu es ! J’étais résolue à partir et ce serait bien fait pour toi si je t’abandonnais à ton sort. Mais je ne le puis à cause de Jésus de Nazareth qui m’a chargée de prendre soin de toi. Tu es en vérité comme un agneau au milieu des loups, incapable de te défendre et l’on pourrait en un clin d’œil te détourner du chemin. Je ne puis supporter de te voir baver d’envie au souvenir de cette Tullia et de tes impudiques aventures d’un temps révolu. Remets immédiatement ton anneau d’or dans ta bourse !

Puis elle se leva pour venir me renifler.

— On dirait un des garçons des maisons de plaisirs d’Alexandrie, ajouta-t-elle. J’aimerais mieux te voir les cheveux en broussailles qu’avec ces boucles ! Tu peux croire que je te laisserais tout de suite si je ne t’avais vu marcher par les sentiers de la Galilée, avalant la poussière et séchant ta sueur sans te plaindre du mal aux pieds !

Elle n’arrêta de parler que lorsqu’elle se trouva à court d’arguments.

Je ne m’abaissai point à lui répondre et ne la regardai pas en face tant elle m’asséna de vérités. Je n’ai pas non plus l’intention de te les rapporter, car je pense que mes faiblesses se manifesteront tout au long de mes écrits bien que ce ne fût point mon but lorsque je m’attelai à cette tâche.