Le moment était venu de nous séparer de Nâtan qui devait poursuivre son chemin. Tout en se grattant la tête, il se mit en devoir de régler ses comptes avec moi : il avait fait travailler les ânes durant ma maladie à Tibériade et me versait à présent tous ses gains, ne gardant pour lui que son salaire. J’acceptai pour lui faire plaisir tous ses arrangements.
— Tu m’as bien et loyalement servi, dis-je, et je ne veux point te blesser en te rendant cet argent. Mais je te prie de garder au moins les quatre ânes en souvenir de moi.
Il jeta un regard de convoitise sur les bêtes mais repoussa mon offre en disant :
— Je ne dois pas posséder plus que ce dont j’ai besoin pour vivre. Je suis heureux de pouvoir distribuer aux déshérités ce qui leur revient de l’argent gagné à ton service ; j’accumule ainsi un trésor dans le ciel. Mais quatre ânes constituent une véritable fortune pour un homme comme moi ! Je n’aurais plus d’autres préoccupations en tête, j’aurais peur qu’un voleur ne me les enlève ou que l’un d’eux tombe malade et mon esprit se détournant de ce qui est important ne se soucierait plus que de futilités : plus je m’attacherais à mes ânes, plus je me perdrais !
Mon cœur fut ému par ces paroles.
— Prends-les tout de même, ô Nâtan, car ils nous ont servi humblement au cours du bon voyage et je ne puis me faire à l’idée de les voir partir en des mains étrangères, insistai-je. De nombreux Galiléens sont venus à l’occasion de la fête des pains et il y a beaucoup de malades et de femmes parmi eux. Offre donc les ânes aux messagers de Jésus de Nazareth, ces justes sauront utiliser ce présent pour le bien des faibles et l’accepteront sans discuter.
Ma proposition eut l’heur de plaire à Nâtan.
— Il est bon que ces ânes gris soient au service des doux, dit-il en souriant. J’en suis heureux.
Puis il hésita avant d’ajouter :
— Veux-tu que je vienne t’avertir s’il se passe quelque chose ?
— Non Nâtan ! répondis-je en secouant la tête. Non, car l’on m’a mis à l’écart de tout et je ne veux plus espionner ni faire de questions. S’il est écrit que je doive encore entendre parler d’eux, j’entendrai sans faire d’effort. N’aie pas de souci pour moi, ô Nâtan, et que seul ton trésor dans le royaume des cieux te préoccupe désormais.
Et sur ces mots, il s’éloigna de nous. La lumière du crépuscule vira au violet et un sentiment d’oppression s’empara de moi malgré la présence de Myrina à mes côtés. Je ne réussis même pas à lever les yeux vers le temple et, au fur et à mesure que les ténèbres tombaient sur la ville, la sensation d’irréalité qui m’avait saisi avant mon départ pour Tibériade me saisit de nouveau. La grande cité regorgeait de monde venu non seulement de la Judée et de la Galilée mais encore de tous les pays où sont éparpillés les fils d’Israël.
Pourtant, une impression d’infinie solitude étreignait mon cœur dans la chambre d’hôtes du syrien Carantès. Il me semblait qu’une immense force vibrait au-dessus de la ville et m’avait entraîné dans son tourbillon, me faisant disparaître comme une étincelle dans le vent. Submergé par la terreur, je serrai la main de Myrina de toutes mes forces ; la jeune fille attendit un moment puis, me prenant par le cou, me fit asseoir près d’elle dans la chambre envahie peu à peu par l’obscurité de la nuit. À présent, je n’étais plus seul et ne désirais plus jamais l’être.
Un peu plus tard, Carantès apporta une lampe ; lorsqu’il nous vit ainsi côte à côte, il baissa la voix et, marchant sur la pointe des pieds, n’entama point son habituel bavardage. Il demanda simplement si nous désirions manger, mais nous secouâmes la tête. J’avais en effet l’impression, vu l’état d’esprit dans lequel je me trouvais, que je n’aurais pu avaler une seule bouchée.
S’accroupissant devant nous, Carantès nous examina à la lumière de la lampe ; il n’y avait nulle moquerie dans ses yeux brillants, mais plutôt de la peur et du respect.
— Que t’arrive-t-il, ô Marcus ? demanda-t-il timidement. Que se passe-t-il et qu’avez-vous tous les deux ? J’ai l’impression que l’on me pique par tout le corps lorsque je vous regarde ! On dirait que l’orage va éclater et pourtant le ciel est plein d’étoiles ! Quand je suis entré dans la chambre, j’ai vu briller vos visages dans l’obscurité.
Mais je fus incapable de lui répondre et Myrina n’ouvrit pas la bouche. Après un instant, le Syrien se leva et se retira, a tête basse et sans faire de bruit.
Nous partageâmes cette nuit-là la même couche ; je me réveillai à plusieurs reprises et, la sentant près de moi, n’éprouvai aucune frayeur ; à travers le voile léger du sommeil, je sentis que parfois elle me touchait le visage et compris qu’elle aussi, grâce à ma présence, se sentait rassurée.
Le lendemain était le jour du sabbat pour les fils d’Israël. Nous vîmes la foule affluer vers le temple mais ne bougeâmes point de notre chambre. Rien cependant ne nous empêchait de sortir pour tout observer, car la loi judaïque sur le chemin du sabbat ne nous concernait pas, mais ni l’un ni l’autre n’avions envie d’aller dehors. Nous parlions parfois pour entendre notre voix. Myrina me raconta son enfance, nous nous appelions, et mon nom me plaisait infiniment prononcé par la jeune fille qui se réjouissait d’entendre le sien lorsque je le disais à haute voix.
C’est ainsi qu’à Jérusalem, par un jour baigné de silence, nous nous sommes métamorphosés lentement en un seul être afin de vivre ensemble le reste de nos jours. Grâce suprême pour un homme comme moi ! Je ne suis point encore parvenu à mesurer l’ampleur du présent que me fit ce pêcheur inconnu en me mandant auprès de Myrina dans le théâtre de Tibériade.
Nulle parole discordante ne franchit nos lèvres ce jour-là, le soir nous prîmes ensemble quelque nourriture puis dormîmes dans les bras l’un de l’autre jusqu’à l’aube de la fête de la Pentecôte.
Je me sentis en ouvrant les yeux en proie à une grande inquiétude et me mis à marcher de long en large dans la chambre ; les membres tremblants, j’avais froid, bien que la journée s’annonçât très chaude et Myrina en me touchant le front et en caressant mes joues ne m’apporta nul soulagement.
— Pourquoi sommes-nous venus à Jérusalem, lui dis-je sur un ton accusateur. Qu’avons-nous perdu en ces lieux ? Ce n’est point notre ville mais la sienne et cette fête ne nous concerne pas mais le concerne lui !
— Comme tu manques de patience ! s’écria Myrina avec un air de reproche. Tu es étranger et tu as été appelé pour rendre témoignage de sa résurrection. N’as-tu donc point en toi suffisamment de patience pour attendre l’accomplissement de la promesse ? Les disciples sont prêts à demeurer ici douze ans si c’est nécessaire, et toi un seul jour t’a déjà lassé !
— J’ignore ce qu’on leur a promis et n’ai rien à y voir ! rétorquai-je avec aigreur. Je rends grâce pour tout ce que j’ai reçu et qui me suffit pour la vie entière. Pourquoi demander davantage quand j’ai déjà vécu des événements que les princes et les rois eux-mêmes pourraient m’envier !
— Il a été crucifié, a souffert, est mort et a ressuscité dans cette cité, cette cité est assez bonne pour moi, même si je devais attendre douze ans ! insista Myrina.
Mais mon inquiétude qui ne cessait de croître ne me laissait point de répit. Mon esprit en pleine confusion s’interrogeait pour savoir si je devais me rendre au fort Antonia afin de voir le centurion Adénabar ou bien auprès de Simon de Cyrènes ou bien encore du sage Nicomède.
— Quittons cette chambre au moins ! proposai-je. Je dois aller chez mon banquier Aristhènes voir l’état de mon compte ; je le trouverai certainement chez lui car il fait ses meilleures affaires les jours de fête.