Myrina ne s’y opposant pas, nous sortîmes de la maison, mais à peine avions-nous laissé derrière nous l’impasse des merciers que mon angoisse redoubla d’intensité et je crus vraiment que mon cœur allait éclater dans ma poitrine ; accroché à la main de Myrina, je m’arrêtai, haletant avec violence. Je levai les yeux vers le ciel : il était serein et voilé d’un léger crêpe de fumée qui donnait au soleil une teinte rougeâtre ; pas le plus petit signe avant-coureur d’un orage et la journée n’était pas une journée particulièrement chaude pour la saison qui suit la moisson. Je ne comprenais point d’où me venait mon épuisement ni l’angoisse qui m’étreignait le cœur.
M’efforçant de me dominer, et pour faire plaisir à Myrina, je l’amenai visiter le temple, la cour des païens et le portique où le commerce et le change battaient déjà leur plein malgré l’heure très matinale. Nous marchions main dans la main et nous dirigeâmes vers le côté oriental du temple où je voulais lui montrer la grande porte corinthienne en cuivre que les fils d’Israël considèrent comme une des merveilles du monde. Mais les abords de la muraille étaient envahis par la puanteur des cloaques de la vallée du Cédron que les pluies d’hiver avaient nettoyés lors de ma première visite après la Pâques. Nous fîmes promptement demi-tour et prîmes la direction de la maison de mon banquier.
Nous étions parvenus à la hauteur du forum lorsque nous perçûmes une sorte de rumeur semblable au souffle d’un vent violent. Le bruit était si fort que maintes personnes tournèrent la tête vers les hauteurs de la ville. Pas un seul nuage ni un tourbillon ! Certaines pourtant, montrant du doigt la ville haute affirmèrent avoir vu tomber la foudre là-bas, bien que l’on n’eût point entendu de coup de tonnerre. Cette étrange rumeur avait quelque chose de surnaturel, et je me souvins brusquement de la maison dans la salle supérieure de laquelle j’avais été reçu une fois. Obligeant Myrina à me suivre, je pris ma course par les ruelles qui y mènent et nous n’étions point seuls à nous hâter dans cette direction, car la rumeur avait envahi la cité tout entière.
La foule se pressait en si grand nombre que l’on n’arrivait plus à franchir la porte de la vieille muraille ; les hommes, en proie à l’excitation, jouaient des coudes pour passer plus vite et, s’interrogeant en des langues étrangères, cherchaient à s’informer sur l’origine du bruit : les uns disaient qu’une maison s’était écroulée dans la ville haute, tandis que d’autres prétendaient qu’il y avait eu un tremblement de terre.
Mais la grande maison était debout, ses murs toujours dressés et cachant son secret ; une multitude qui ne cessait de grossir était déjà amassée devant sa porte ouverte ; je vis les disciples du Nazaréen qui sortaient d’un pas mal assuré, les yeux lançant des flammes et le visage écarlate d’hommes sous l’empire de la boisson ou d’un état extatique. Ils s’égaillèrent parmi la foule qui, saisie de frayeur à leur vue, leur ouvrit un chemin. Ils vociféraient dans des idiomes différents, suscitant un tel mouvement de curiosité que ceux qui étaient près d’eux hurlaient aux autres de se taire et, durant un certain temps, seules s’élevèrent dans le silence les voix des disciples parlant diverses langues.
L’un deux parvint près de l’endroit où Myrina et moi nous étions arrêtés. Je remarquai l’agitation qui contractait sa face et sentis la force qui émanait de sa personne ; il me sembla voir une flamme briller au-dessus de sa tête. Me regardant en face, il m’adressa la parole en latin bien qu’il ne me vît point, ses yeux étant fixés dans le royaume et non point en ce monde. Il s’exprimait en un latin très clair, mais à une si grande vitesse d’élocution que je ne pouvais saisir ni les mots ni le sens de son discours ; il s’adressa ensuite à Myrina en délaissant le latin pour le grec sans aucun effort, les mots paraissant jaillir de sa bouche comme un torrent irrésistible, si mêlés qu’il était impossible de les comprendre. Je n’arrivais point à imaginer comment ce paysan à l’imposante carrure et au visage recuit par le soleil, se montrait à même de parler grec ou latin à une si grande vélocité.
Puis il reprit sa marche à pas pressés, nous écartant de sa route comme des feuilles mortes emportées par le vent. Il se fraya un passage au milieu des gens attroupés, s’arrêta soudain, interpellant d’autres personnes dans des langages que je n’avais jamais entendus jusqu’alors. Les autres disciples, agissant de même, marchaient à travers la foule que l’on eût dit la proie de tourbillons. Elamites, Mèdes, Arabes, Crétois, Juifs des autres nations, tous levèrent les bras en signe d’étonnement, se demandant comment des Galiléens sans culture pouvaient s’adresser à chacun d’eux dans sa langue maternelle. Ils ne saisissaient guère cependant le sens de ce que les disciples voulaient leur dire car les mots déferlaient à une effroyable rapidité.
— Ce n’est pas eux qui parlent mais l’Esprit qui s’exprime à travers eux, dis-je à Myrina.
La foule n’avait cessé d’augmenter et les nouveaux arrivants discutaient pleins d’enthousiasme, se demandant les uns aux autres le sens de ce qu’ils voyaient. Des blasphémateurs, riant aux éclats, déclarèrent que les Galiléens étaient pleins de vin doux, mais laissèrent passer les disciples possesseurs du don des langues sans pouvoir s’expliquer la force qui les écarta du chemin.
Tandis que les disciples parlaient et parlaient sans relâche toujours soutenus par la même force, une impression de faiblesse envahit mon être, la terre trembla sous mes pieds et je dus m’agripper à Myrina pour ne point tomber. Voyant la pâleur de mon visage et mon front couvert de sueur, elle me conduisit avec détermination jusqu’à l’ombre de la maison, en franchit le seuil et me fit pénétrer dans la cour intérieure, nul ne nous en barra la route et nous nous trouvâmes là en compagnie de femmes et de serviteurs interdits, encore plongés dans la stupéfaction où les avait laissés ce qui venait de se passer. Myrina m’enjoignit de m’étendre à l’ombre d’un arbre et lorsque je repris conscience, j’étais incapable de dire où j’étais ni combien de temps j’étais resté évanoui. Mais l’accablement avait libéré mon esprit, cédant la place à une impression de paix qui le délivrait de toutes ses fatigues.
La tête appuyée sur les genoux de Myrina, je jetai un regard autour de nous et reconnus tout près, au milieu de femmes accroupies sur le sol, Marie la sœur de Lazare, Marie de Magdala et Marie, la mère de Jésus ; leurs visages irradiaient une telle lumière que je fus tout d’abord pénétré du sentiment de voir non de simples mortelles mais des anges revêtus d’une forme féminine.
Tournant ensuite les yeux vers la porte d’entrée, je prêtai l’oreille au murmure de la foule ébahie et aperçus Simon Pierre entouré de ses compagnons haranguant le peuple d’une voix forte et persuasive. Il s’exprimait à présent dans le dialecte de la Galilée et citait les prophètes ; il parlait sans crainte de Jésus de Nazareth et de sa résurrection lorsque Dieu l’avait réveillé d’entre les morts, de la promesse de l’Esprit saint qu’il avait reçue de son père et qui s’était répandue sur les disciples devant nous tous, car c’était là ce que nous voyions et entendions afin de pouvoir tous en rendre témoignage. Mais Pierre parlait en tant que fils d’Israël à d’autres fils d’Israël et, plein de déception, je cessai de l’écouter reportant mon regard suppliant vers le groupe des femmes.
Marie de Magdala, touchée par mon appel, se leva pour venir me saluer, démontrant ainsi qu’elle au moins ne m’abandonnait pas. Je l’interrogeai d’une voix éteinte sur ce qui était advenu ; s’asseyant alors près de moi, elle prit ma main entre les siennes et raconta :
— Les Onze et Matthias qu’ils ont élu pour faire le douzième étaient une fois encore réunis dans la salle haute quand, tout à coup, vint du ciel un bruit tel que celui d’un violent coup de vent qui remplit toute la maison où ils se tenaient. Ils virent apparaître des langues qu’on eût dites de feu et il s’en posa une sur chacun d’eux. Tous furent alors remplis de l’Esprit saint et commencèrent à parler d’autres langues comme tu as pu entendre.