Il avait parlé tout d’une traite sans reprendre haleine.
— Je remarque que tu te montres plus excité que moi quand il s’agit du Nazaréen, ne pus-je m’empêcher de constater. Calme-toi, ô Aristhènes et souviens-toi des textes sacrés : si l’œuvre des Galiléens procède des hommes, elle tombera d’elle-même sans que tu aies à t’en soucier. Mais si elle procède de Dieu, alors ni toi ni le Conseil Suprême ni aucun pouvoir en ce monde ne pourra la détruire.
Le souffle court, il médita sur ce que je venais de dire, puis, en éclatant soudain de rire, me fit un signe d’apaisement.
— Aurais-tu la prétention, toi un Romain, de m’enseigner les textes sacrés ? Non ! L’œuvre de ces rustres pêcheurs de la Galilée ne peut venir de Dieu ! C’est impossible, la vie ne vaudrait plus la peine d’être vécue et le temple pourrait s’écrouler sur ses fondations ! Leur œuvre disparaîtra, n’en doute point ! Bien avant eux déjà, d’autres se sont présentés qui prétendaient beaucoup mais qui tous ont fini par mourir ! Les ignorants sont incapables de prophétiser durant une longue période sans se prendre au piège de leurs propres discours !
Puis après ces considérations rassurantes, il me demanda le motif de ma visite et intima l’ordre à son scribe de rechercher mon compte et d’effectuer les calculs concernant les divers changes monétaires. Je lui adressai les plus vifs compliments sur son homologue de Tibériade tandis que lui, tout en approuvant de la tête, ne cessait de donner de légers coups sur sa table avec un mince rouleau, sans doute une lettre, qu’il tenait dans sa main.
— J’ai failli oublier ! s’exclama-t-il soudain en me tendant le papyrus. C’est ton banquier d’Alexandrie qui me l’a fait parvenir, mais je ne te l’ai pas envoyé à Tibériade de peur qu’il ne se perde car j’ignorais la durée de ton séjour là-bas.
Une vague de peur panique me submergea lorsque, du premier coup d’œil, je reconnus l’écriture nerveuse de Tullia après avoir rompu le sceau et déroulé le petit rouleau.
« Tullia au traître Marcus Mezentius, salut ! »
« Ainsi il n’y a pas un seul homme en lequel on puisse se fier et la fidélité est une vaine promesse ? Ne m’avais-tu fait le serment que tu m’attendrais à Alexandrie tout le temps qui me serait nécessaire pour régler mes affaires à Rome, afin que je puisse être enfin tout entière à toi ? La Ville n’était plus la Ville toi parti, mais j’ai déployé toute mon habileté pour affermir ma position et j’ai réussi ! Et lorsque je débarque tout amaigrie et malade après une terrible traversée sur une mer déchaînée, que m’annonce-t-on ? Que manquant à ta parole, tu es parti pour la Jérusalem des Juifs !
« Reviens dès réception de cette lettre ! Je suis à l’auberge de Daphné qui jouxte le port. Je veux te revoir, mais ne t’attendrai pas éternellement ! J’ai des amis à Alexandrie !
« Si tu as envie de poursuivre tes recherches sur la philosophie des Hébreux, comme on le dit à Alexandrie, envoie-moi un message tout de suite et je viendrai te rejoindre à Jérusalem. Alors, crois-moi, toutes tes préoccupations hébraïques s’envoleront en fumée !
« Hâte-toi donc de venir ! Je ne suis plus qu’impatience et me consume en vain en t’attendant. »
Je me sentis vibrer de tout mon être à chacun de ces mots et dus relire toute la lettre avant d’arriver à dominer mon émotion.
— Depuis quand as-tu reçu ce rouleau ? articulai-je enfin d’une voix tremblante.
Aristhènes compta sur ses doigts avant de répondre.
— Environ deux semaines ! Pardonne-moi car je ne pensais pas que tu prolongerais ton séjour à Tibériade si longtemps !
J’enroulai le papyrus que je mis dans ma tunique tout près de mon cœur.
— Laissons les comptes, dis-je troublé. Je ne me sens pas en état de les vérifier pour l’instant.
Je quittai la banque en proie à une véritable panique et courus vers la maison de Carantès, mon refuge, sans jeter un seul regard autour de moi, tel un homme en faute. La lettre de Tullia avait frappé en plein dans ma faiblesse au moment même où j’avais l’illusion d’avoir recouvré ma tranquillité d’esprit, au moment où je pensais être devenu humble de cœur !
Myrina, heureusement, n’était point encore rentrée. J’eus, le temps d’un éclair, la terrible tentation de confier ma bourse à Carantès pour la lui remettre et de m’enfuir à toutes jambes vers Alexandrie afin de serrer Tullia dans mes bras. Je caressai sa lettre du bout des doigts et la retrouvais dans chacun des mots écrits à grands traits pressés et nerveux et mon corps s’embrasait tout entier à sa seule pensée.
Mais, en même temps, je la jugeai en toute lucidité. C’était bien de Tullia de commencer en attaquant ! Je l’avais attendue une année entière sans recevoir le moindre signe de sa part ! Que voulait-elle dire en écrivant qu’elle avait réussi à affermir sa position ? Qu’elle avait un nouvel époux après une nouvelle séparation ? On ne pouvait se fier à rien de ce qu’elle disait ! « … tout amaigrie et malade après une terrible traversée…, des amis à Alexandrie… » Dans quels bras la retrouverais-je si je décidais d’aller la rejoindre ? Tullia, elle, choisit ! Moi, je ne suis qu’un de ses caprices. Ce dont je pouvais être sûr en tout cas, c’est qu’elle n’était pas venue pour moi seul ! D’autres raisons l’avaient amenée à Alexandrie !
Cette femme représentait pour moi l’incarnation de ma vie d’autrefois, faite de plaisir et de vide. Libre à moi de choisir ! Si je me prononçais en faveur de Tullia, j’abandonnerais à tout jamais la recherche du royaume car je savais aussi sûrement qu’elle, que si je retournais à ma vie de plaisirs, je ne tarderais guère à oublier toutes les autres préoccupations. Et je me haïssais et haïssais ma faiblesse plus amèrement que jamais à cette seule idée ! Cette faiblesse, qui ne résidait pas dans mon désir ardent pour elle mais dans mon hésitation, car j’en étais à me demander si j’allais me précipiter dans ses bras pour y souffrir à nouveau mille tortures ! Quelle humiliation ! Si j’avais possédé la plus infime fermeté, je n’aurais pas hésité un seul instant ! Après tout ce que je venais de vivre et de voir de mes propres yeux, mon choix aurait dû être évident et immédiat ! Loin de Tullia et loin du passé ! Mais j’étais si faible et si sensible à la tentation, que le feu dévorant des souvenirs me faisait douter.
Le front couvert de sueur, je me battais contre la tentation et n’éprouvais que mépris pour ma propre personne. J’avais tellement honte de moi que je ne voulais à aucun prix que Jésus de Nazareth fût témoin de mon infamie. Alors, me voilant la face, je priai :