« Le fort connaissait quelque difficulté pour l’approvisionnement en eau que l’on devait donc économiser », me dit Adénabar ; mais il me conduisit dans la salle des officiers où, néanmoins, il intima l’ordre aux esclaves de me porter le nécessaire afin que je pusse me laver et me changer. Il irait pendant ce temps présenter son rapport au proconsul et lui annoncer par la même occasion mon arrivée à Antonia.
Je me déshabillai et me lavai, puis j’oignis et rinçai ma chevelure, revêtis une tunique propre et fis brosser mon manteau. Il me parut opportun de mettre également mon anneau d’or au pouce, bien qu’en général j’évite de le porter en public afin de ne point attirer l’attention sur moi. Je me hâtai de regagner la cour où j’arrivai juste au moment où le proconsul Ponce Pilate descendait l’escalier de la terrasse, l’air excédé. Un Juif influent avait sollicité une entrevue mais refusait de franchir la cour une veille de sabbat.
Il s’agissait sans doute d’un personnage très important et vivant en bonne intelligence avec les Romains, pour que le gouverneur eût accepté de le recevoir à la tombée de la nuit. Je me mêlai au groupe des soldats qui étaient là et appris que cette rencontre avait un rapport avec les événements de la journée. Avec dignité, le vieux notable sollicita d’une voix sereine la permission de descendre de la croix le cadavre de Jésus de Nazareth afin de lui donner une sépulture dans son jardin près du lieu du supplice, avant le début du sabbat.
Ponce Pilate, après qu’il se fût assuré une fois encore auprès de ceux qui l’entouraient de la mort du roi des Juifs, répondit :
— Il m’a déjà causé assez d’ennuis ! L’inquiétude et l’agitation ont atteint un tel degré que ma femme en est tombée malade. Prends-le et mets-le au tombeau pour qu’enfin je n’aie plus à me préoccuper de cette désagréable histoire !
Le vieil homme remit son présent au secrétaire du gouverneur et s’éloigna aussi dignement qu’il était venu. Pilate, intrigué, se tourna vers ceux qui l’accompagnaient.
— Ce Joseph d’Ariméthie n’appartient-il pas au Sanhédrin qui a condamné le Nazaréen ? interrogea-t-il. S’il avait de si nobles protecteurs, ils auraient pu utiliser leur influence au bon moment ! Ainsi aurions-nous échappé à une affaire dont nous ne tirons nulle gloire.
Adénabar m’adressa un signe. Je m’avançai donc et saluai courtoisement le proconsul auquel je rappelai mon nom. Il répondit à mon salut avec indifférence.
— Oui ! Naturellement, je sais qui tu es, dit-il pour prouver sa bonne mémoire. Ton père était l’astrologue Manilius et tu es également de la famille du célèbre Mécène. Il est dommage que tu sois arrivé à Jérusalem aujourd’hui ! Heureusement que le tremblement de terre n’a guère fait de dégâts dans la cité. Alors, toi aussi, tu as vu mourir ce Nazaréen ? Mais peu importe maintenant cette histoire ! Dans un an, plus personne ne se souviendra de tout cela.
Il ne daigna pas écouter ma réponse et poursuivit :
— Ma femme sera ravie de te voir. Elle ne se sent pas très bien, mais je suis certain qu’elle se lèvera avec plaisir pour dîner avec nous. Moi non plus, d’ailleurs, je ne me sens pas bien. Je souffre toujours d’un rhumatisme et comme tu peux le constater, les obligations de ma charge à Jérusalem consistent essentiellement à monter et descendre ces pénibles escaliers.
Il ne manquait point cependant d’agilité et paraissait se déplacer sans aucune gêne ; manifestement en proie à une préoccupation, il ne restait pas un instant à la même place. Il n’est pas très robuste et commence à devenir chauve, bien qu’il cherche à le dissimuler en ramenant tous les cheveux de sa nuque sur son front. Son regard est d’une froide perspicacité. Je savais que sa carrière officielle n’avait pas été des plus brillantes et que c’est par sa femme qu’il avait obtenu ce poste de proconsul qui dépend du légat impérial de la grande province de Syrie. Mais on ne peut dire qu’il soit antipathique : il sait sourire et se moquer de lui-même ! Je crois qu’il est très conscient de ce que sa qualité de Romain exige, mais qu’il a la fort difficile tâche de rendre la justice dans un pays d’étrangers turbulents. C’est la raison pour laquelle, sans doute, l’affaire de Jésus de Nazareth lui a donné un si grand tourment.
— Si je me décide à monter dans mes appartements, soupira-t-il avec amertume, je suis persuadé que les Juifs vont me contraindre aussitôt à redescendre en toute hâte pour un quelconque de leurs caprices se référant à leur fête. Il est aisé, depuis Rome, d’ordonner de respecter les coutumes du pays ! En fait, cela fait de moi leur domestique et non leur gouverneur !
Il se mit à arpenter la cour, m’invitant d’un geste de la main à demeurer auprès de lui.
— As-tu déjà visité leur temple ? me demanda-t-il. Nous, les païens, nous avons seulement le droit de pénétrer dans le premier parvis ; les incirconcis ne peuvent entrer dans la cour intérieure sous peine de mort. Exactement comme si nous ne vivions pas dans l’Empire romain ! Ils ne nous permettent même pas d’exposer une seule image de l’empereur ! Et ne crois pas que cette menace de mort soit une plaisanterie, nous en avons eu des expériences désastreuses. Il arrive parfois qu’un voyageur totalement inconscient se mette en tête, par simple curiosité, de s’habiller à la mode du pays pour visiter l’intérieur du temple, où il n’y a rien de spécial à voir d’ailleurs. S’il est découvert, il est lapidé sans pitié. C’est leur droit, mais je puis t’assurer que ce n’est guère une manière agréable de mourir ! J’espère bien qu’il ne te viendra pas une idée de ce genre !
Puis il tâta le terrain, avec prudence, pour s’informer au sujet de Rome et fut visiblement soulagé d’apprendre que j’avais passé la saison hivernale à Alexandrie, me consacrant à l’étude de la philosophie. Comprenant que je suis politiquement inoffensif, et tout prêt dès lors à me manifester sa bienveillance, il me conduisit, malgré son rhumatisme, dans la cour intérieure et m’accompagna en haut de l’imposante tour de la forteresse d’où l’on domine le quartier du temple. Baigné dans la lumière du crépuscule, ce monument se révélait être une somptueuse création architecturale, avec ses nombreux parvis et ses portiques. Ponce Pilate me montra du doigt la cour des commerçants et des étrangers, la cour des femmes, celle des hommes, puis le bâtiment central de la partie sacrée où se trouve le tabernacle. Le grand prêtre lui-même ne peut pénétrer dans cette enceinte qu’une fois l’an !
Je lui demandai si ce que l’on disait était vrai, à savoir que les Juifs vénèrent dans leur tabernacle la tête en or massif d’un âne sauvage ; c’est ce que l’on raconte dans tous les pays du monde. Le proconsul me répondit que cette assertion était dénuée de tout fondement.
— À l’intérieur, il n’y a absolument rien ! m’assura-t-il. C’est complètement vide. Pompée, accompagné de quelques officiers, est entré une fois et n’a rien vu de l’autre côté du voile. C’est cela, l’exacte vérité.
On l’envoya chercher une nouvelle fois et nous redescendîmes dans la cour où l’attendait le représentant du pontife, suivi des gardiens du temple. Celui-ci rappela d’une voix geignarde l’obligation dans laquelle il se trouvait de retirer les corps des crucifiés avant la nuit. Ponce Pilate lui rétorqua qu’il l’autorisait à prendre ceux qui restaient encore cloués. Alors, par pur formalisme, ils se mirent à palabrer pour déterminer à qui ce travail incombait, aux Romains ou aux Juifs, bien qu’à l’évidence l’envoyé fût venu tout à fait disposé à exécuter cette tâche puisqu’il était accompagné des gardiens. Il avait l’intention de porter les cadavres à la décharge publique afin de les jeter dans le feu entretenu nuit et jour pour brûler les immondices.