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Je fus très heureux de rencontrer Claudia Procula, bien qu’à dire la vérité, je ne l’eus point reconnue si je l’avais croisée dans un lieu public. Elle était pâle et d’une extrême langueur ; en outre, pour dissimuler ses premiers cheveux blancs, elle avait teint sa chevelure en rouge. Mais ses yeux n’avaient pas changé et je reconnus en eux la même frémissante sensibilité qui m’avait fasciné une fois à Rome, dans la maison des Procula, du temps de mes jeunes années.

Claudia me tendit ses deux mains fines et soignées en plongeant un regard plein d’intensité dans le mien. À ma grande gêne, elle me prit dans ses bras, se jeta sur ma poitrine puis, après m’avoir donné un baiser sur chaque joue, se répandit en bruyants sanglots.

— Marcus ! Ô Marcus ! hoqueta-t-elle. C’est si aimable à toi de venir me consoler en cette sinistre nuit !

Le commandant détourna le regard, honteux pour notre amphitryon et pour moi-même.

— Allons, Claudia ! Essaie de te dominer, intervint Ponce Pilate. Nous savons tous que tu souffres.

Claudia détacha ses bras de mon cou. Les larmes avaient maculé de fard ses joues fanées, mais elle frappa du pied avec colère.

— Est-ce ma faute si des cauchemars troublent mon repos, reprocha-t-elle. Je t’avais prévenu de ne pas toucher au saint homme !

En remarquant l’air de dignité offensée du proconsul, je devinai que le poste obtenu grâce aux parents de son épouse devait lui coûter fort cher. Un autre homme, sans doute, aurait entraîné sa femme dans une pièce voisine en attendant qu’elle eût recouvré son calme ; mais Ponce Pilate se contenta de lui caresser les épaules tout en l’exhortant à la sérénité. La dame de compagnie, femme d’une très grande beauté, s’était empressée de prendre un air de circonstance.

Le proconsul enleva des mains de l’esclave la jarre de vin qu’il versa lui-même dans les coupes de cristal ; pour une raison ou une autre, il semblait très fier de ces coupes. Il me servit en premier, avant même le commandant de la forteresse.

Par ce geste révélateur, je compris qu’il avait ordonné la fouille de mes effets personnels. J’avais en effet laissé délibérément traîner une courte lettre de recommandation que j’avais reçue en même temps que le conseil d’abandonner Rome pour mon plus grand bien. Sur cette lettre figure un nom que je ne désire point mentionner, mais dont je me suis aperçu qu’il est d’un homme plein d’influence en Orient. Je te rends grâce une fois de plus, ô Tullia, de m’avoir obtenu ce bouclier lorsque tu m’obligeas à quitter Rome.

Tandis que nous buvions, Ponce Pilate fit un effort pour sourire d’un air détaché et dit sur un ton badin qu’il commençait à comprendre pourquoi les Juifs avaient l’habitude d’interdire aux femmes de prendre leurs repas avec les hommes. Mais Claudia Procula, à présent calmée, m’appela et me fit asseoir auprès d’elle sur le divan pour ainsi pouvoir caresser mes cheveux.

— Il n’y a aucun mal à cela, se disculpa-t-elle. Je pourrais être ta mère ! Pauvre petit orphelin qui n’a jamais connu sa mère !

— Certes, tout est possible ! répliquai-je. Mais il aurait fallu que tu eusses donné le jour à un enfant dès l’âge de cinq ans !

Le compliment était assez osé car nous avions au moins quinze ans de différence, mais les femmes aiment à entendre ce genre de phrases. Claudia me tira les cheveux en riant et en me traitant d’hypocrite, puis elle prévint sa dame de compagnie de ne point se fier à mes paroles car j’étais le plus fieffé séducteur de tous les jeunes Romains et qu’à quatorze ans je connaissais déjà tout Ovide par cœur. Par chance, elle s’abstint de parler du testament qui m’avait rendu riche.

Le proconsul ne parut guère s’émouvoir de ces familiarités… bien au contraire ! J’eus la nette impression que tout ce qui avait le pouvoir de maintenir son épouse de bonne humeur lui plaisait plutôt ! Il me recommanda de garder mon sang-froid et de ne point oublier que l’épouse d’un proconsul était inviolable. Puis il poursuivit en m’assurant que Claudia, à force de vivre entourée de Juifs, avait abandonné les frivoles coutumes de la société romaine pour devenir une personne sérieuse.

Nous commençâmes à manger en bavardant négligemment. J’ai eu l’occasion, au cours de ma vie, de faire des repas très supérieurs à celui-ci, mais je ne puis dire qu’il y manquât quoi que ce fût en dépit des habitudes de frugalité de notre hôte. Au moins, tous les plats servis étaient-ils frais et de bonne qualité, ce que l’on peut considérer comme la base de tout l’art culinaire. Le plus divertissant eut lieu lorsque Ponce Pilate chassa de la pièce les esclaves qui venaient de poser sur la table un grand plat de terre cuite encore fermé. Il en ôta lui-même le couvercle et le délicieux fumet d’une viande grillée au romarin qui s’en dégagea tira une exclamation de joie du commandant et d’Adénabar.

— Voilà qui te montrera à quel point nous sommes esclaves des fils d’Israël, m’expliqua le maître de maison avec un sourire. Le gouverneur est obligé d’aller quérir sur l’autre rive du Jourdain la viande de porc et de l’introduire en contrebande, comme un criminel, dans la forteresse Antonia !

On m’apprit alors qu’à l’est du lac de Tibériade on élevait des troupeaux de porcs destinés au ravitaillement des garnisons romaines, mais qu’il était absolument interdit de faire entrer de cette viande à Jérusalem sous peine d’encourir la fureur populaire. Les préposés aux douanes sont contraints de respecter cette interdiction, même si leur amitié est toute acquise aux Romains. C’est pourquoi la viande de porc arrive à Antonia par courrier diplomatique et sous le sceau de l’empire.

— Ceci me fait penser, dit Adénabar qui brûlait d’envie de se mêler à la conversation, que le seul événement regrettable dont se soit rendu coupable le roi des Juifs eut lieu à Gérasa, à l’est du Jourdain. Ce Jésus n’était pas superstitieux et transgressait volontiers la loi judaïque même les jours de sabbat. Mais il devait tout de même éprouver la répugnance propre à ceux de sa race lorsqu’il s’agissait de porc, car il y a un peu plus d’un an, se promenant avec ses compagnons du côté de Gérasa, il fit tant qu’un troupeau de mille cochons se précipita des pentes escarpées dans la mer où ils périrent noyés ; ce fut une perte considérable pour le propriétaire qui n’eut pourtant aucun recours contre les auteurs du forfait qui s’enfuirent en Galilée de l’autre côté de la frontière ; un procès n’aurait guère servi car nul d’entre eux ne possédait de richesses, vivant des dons de leurs adeptes et ne travaillant qu’épisodiquement. Force fut donc au propriétaire d’accepter son infortune ; d’ailleurs, on peut se demander s’il aurait trouvé des témoins, car la réputation du Nazaréen avait franchi le fleuve et ses miracles lui donnaient une grande emprise sur le peuple.

Adénabar avait mis beaucoup d’enthousiasme dans son récit, il s’était soulevé au bord de son siège pour finir dans un grand rire sonore. Ce fut alors qu’il se rendit compte que son histoire, loin de séduire quiconque, avait jeté un froid, remettant sur le tapis un sujet que nous avions réussi à oublier un moment en parlant de choses et d’autres. À vrai dire, je ne sais si nous l’avions réellement oublié.

Le centurion hésita un instant, puis son rire s’arrêta net.

— Nous avons assez entendu parler de cet homme, grommela Ponce Pilate.

Son épouse fut prise d’un tremblement.

— C’était un saint, s’exclama-t-elle sur un ton impatienté, il guérissait les gens, accomplissait des miracles. Il n’eut jamais son pareil dans le monde. Si tu étais un homme et un vrai Romain, tu ne l’aurais pas condamné ; en vain, tu t’es lavé les mains, tu n’échapperas pas à ta faute ! Toi-même tu avais avoué ne rien trouver de mal en lui. Qui est le gouverneur de Jérusalem ? Toi ou les Juifs ?