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La colère fit pâlir le proconsul et peu s’en fallut qu’il ne jetât la coupe de vin qu’il avait à la main, mais il comprit l’inutilité de casser un objet aussi coûteux. Il parvint, non sans effort, à se maîtriser et nous regarda tour à tour.

— Moi je ne crois que ce que je vois, dit-il en s’efforçant au calme. Et je n’ai vu aucun miracle, pas plus qu’Hérode d’ailleurs qui pourtant lui ordonna de démontrer son pouvoir. Toute l’affaire a été transformée en une histoire politique et je n’ai pu faire autrement que de le condamner. Si l’on se place d’un strict point de vue juridique, ce n’est point moi qui l’ai envoyé à la mort, j’ai seulement permis aux Juifs d’agir à leur guise. La politique est la politique et ses décisions sont le fruit de l’opportunité plutôt que de l’exacte justice. En ce qui concerne les affaires dépourvues d’importance, il convient de laisser les indigènes faire ce que bon leur semble : ainsi peuvent-ils exalter leur orgueil national. Mais lorsqu’il s’agit d’affaires de grande portée, alors le pouvoir est entre mes mains.

— Et l’adduction d’eau à Jérusalem ? rétorqua Claudia perfidement. N’était-ce point ta grande idée ? L’objet de ta fierté ? Le premier monument de ton gouvernement ? Où est-elle ? Tu en as pourtant effectué les plans et les calculs de dénivellations.

— Je ne puis aller voler les fonds dans le trésor du temple ! s’écria le proconsul. S’ils ne veulent pas comprendre où est leur intérêt, c’est leur affaire, pas la mienne !

— Mon cher seigneur, poursuivit Claudia avec ironie, durant toutes ces années les Juifs t’ont contraint à t’incliner devant eux, chaque fois, que l’affaire fût grande ou petite ! Mais cette fois-ci, seulement cette fois-ci, tu avais l’occasion de prouver que tu es un homme et pour une cause juste. Mais tu ne m’as pas crue lorsque je t’ai fait dire de ne point condamner un innocent.

Adénabar, voulant sauver la situation, intervint sur le ton de la plaisanterie :

— Si le projet de l’aqueduc a échoué, c’est à cause des femmes de Jérusalem, de leur entêtement ! Aller chercher l’eau à la fontaine représente pour elles l’unique moment où elles peuvent se réunir et bavarder : plus le voyage est long et pénible, plus long le temps des cancans.

— Les femmes de Jérusalem ne sont pas aussi stupides que vous le pensez, répliqua vivement Claudia. Si tout ne s’était pas déroulé d’une manière si rapide, par surprise et illégalement de surcroît ! et si son propre disciple ne l’avait pas vendu au Sanhédrin, il n’aurait jamais été condamné ! Si toi, tu avais eu le courage de reporter ta décision après la Pâque, tout aurait été différent. La plèbe était de son côté, de même ceux qui se disent les doux et qui espèrent son royaume. Ils sont plus nombreux que tu ne peux imaginer ; il y a même un membre du Conseil Suprême qui est venu te demander le corps afin de l’ensevelir dans son verger. Je sais beaucoup de choses dont tu n’as pas la moindre idée, j’en sais même certaines ignorées de ses adeptes plus modestes. Mais à présent, il est trop tard ! Tu l’as tué !

Ponce Pilate leva ses deux mains vers le ciel en signe de désespoir et appela à son aide les dieux de Rome et le génie de l’empereur.

— Si je ne l’avais pas fait crucifier, affirma-t-il, ils en auraient appelé à Rome disant que je n’étais pas ami de l’empereur ! Je t’ai déjà interdit, ô Claudia, d’aller voir ces femmes exaltées ! Leurs obsessions ne font qu’aggraver tes tourments ! Et vous, ô Romains, c’est à vous maintenant que je m’adresse ! Qu’auriez-vous fait à ma place ? Auriez-vous mis en péril votre position et votre charge pour un Juif qui semait le désordre à propos de religion ?

Le commandant de la garnison se décida enfin à parler.

— Un Juif n’est qu’un Juif ! dit-il. Et ils sont tous des espions ! Le fouet, la lance et la croix sont les seuls arguments politiques qui puissent les faire tenir tranquilles !

— La terre a tremblé quand il est mort, murmura Adénabar, et je suis convaincu qu’il est le fils de Dieu. Mais toi, en vérité, tu n’aurais pu agir autrement et à présent, il n’est plus et ne reviendra point.

— J’aimerais en savoir davantage sur son royaume, osai-je avancer.

Claudia fixa sur nous tous ses yeux aux pupilles dilatées.

— Et s’il revenait ? demanda-t-elle. Que feriez-vous ?

Elle dit, et sa voix vibrait d’une si intense conviction que j’en eus des frissons et dus faire un effort pour me rappeler que j’avais vu Jésus expirer sur la croix.

Ponce Pilate posa sur elle un regard compatissant et lui dit sur le ton que l’on emploie quand on parle à un dément :

— Il peut revenir, ma chérie, cela ne me dérange pas ! Nous en reparlerons à ce moment-là !

Un serviteur entra sans bruit et se retira en compagnie du secrétaire du proconsul.

— Nous aurons des nouvelles dans quelques instants, soupira Pilate avec soulagement. Ne parlons plus désormais de cette triste affaire !

Le repas prit fin dans une atmosphère tendue de sourde irritation. On desservit et nous bûmes le vin. Je fredonnai pour distraire les femmes les derniers refrains à la mode à Alexandrie, puis Adénabar chanta d’une voix très agréable un couplet léger composé par les soldats de la douzième légion. Sur ces entrefaites revint le secrétaire et Ponce Pilate lui permit, afin de nous témoigner sa confiance, de faire en notre présence son rapport sur tout ce qu’il venait d’apprendre. J’en conclus que les espions à la solde des Romains se rendaient au fort nuitamment pour donner leurs informations.

— Le tremblement de terre a réveillé une grande frayeur dans le temple dont le voile s’est déchiré de bas en haut, commença le secrétaire. L’homme qui a trahi le Nazaréen est revenu aujourd’hui jeter à la face des prêtres les trente monnaies d’argent qu’il avait reçues. Le grand prêtre est en proie à un énorme courroux car deux membres du Sanhédrin, Joseph et Nicomède, ont descendu le corps de Jésus et l’ont enseveli dans un tombeau creusé à même la roche près du lieu du supplice ; Nicomède a procuré, outre le linceul, cent livres d’un mélange de myrrhe et d’aloès pour l’ensevelissement.

En outre, le calme règne sur la cité qui célèbre la vigile de la Pâques suivant la tradition ; les adeptes de Jésus ont disparu comme par enchantement. Le Sanhédrin a réussi à calmer les esprits en lançant la phrase : « Mieux vaut qu’un seul homme périsse plutôt que tout le peuple ! » Nul en tout cas n’élève plus la voix au sujet du Nazaréen, on dirait que le respect superstitieux que les gens manifestaient à son égard a été anéanti par sa mort ignominieuse et sans miracle.

Le scribe nous regarda, toussota, esquissa un sourire puis enfin se décida à poursuivre :

— Il y a encore une chose que je préférerais passer sous silence, mais elle m’est parvenue de deux sources différentes : Jésus aurait menacé de ressusciter le troisième jour. J’ignore d’où vient cette nouvelle, mais le grand prêtre qui ne l’ignore pas cherche un moyen de prévenir semblable événement.

— Qu’avais-je dit ? s’exclama Claudia sur le ton de la victoire.

— Naturellement cela ne signifie pas, qu’il croit le moins du monde en cette résurrection, se hâta d’ajouter le scribe. Mais il se pourrait que les séides du Galiléen tentassent de voler le cadavre pour mystifier les petites gens. C’est la raison pour laquelle les prêtres et les membres du Sanhédrin sont fous de colère, le cadavre n’ayant pas brûlé dans la décharge avec ceux des autres condamnés.